Le Bhârat tremblait sous son troisième choc politique en vingt-quatre heures. Le séisme aurait été beaucoup plus important si Shahîn Badûr Khan avait révélé que le Shivajî était la couverture politique d’une aeai de Génération Trois formée dans l’intelligence accumulée de Town and Country. Une tentative de coup d’État par son soap opera le plus populaire. Alors que l’avion passait en palier et que l’hôtesse apportait les boissons – Tal avait pris deux doubles cognacs – eil venait d’échapper à un assassinat, de se battre contre une aeai de Génération Trois et de survivre à une foule meurtrière, aussi méritait -eil un peu de luxe, cho chweet –, Nadja, qui a suivi l’actualisation seconde par seconde des informations, saisit avec quelle ingéniosité et quelle habileté Shahîn Badûr Khan gère cette médiatisation. Leur avion n’avait pas encore gagné la piste de décollage qu’il devait déjà passer un marché avec la Génération Trois, un marché qui, sur le plan politique, laisserait le Bhârat aussi entier que possible. C’était son siège, sa mignonnette de Hennessy : il restait pour son pays, car il n’avait rien d’autre.
Nadja Askarzadah ne peut pas rentrer en Suède. Elle est désormais tout autant en exil que Tal. Elle frissonne, serre Tal plus fort. Eil entremêle étroitement ses doigts aux siens. Nadja sent ses activateurs subdermiques contre son avant-bras. Ni homme, ni femme, ni les deux, ni aucun des deux. Neutre. Une autre manière d’être humain, qui parle un langage physique incompréhensible pour elle. Plus étranger à elle que n’importe quel homme, que n’importe quel père, et pourtant ce corps contre le sien est loyal, coriace, drôle, courageux, intelligent, gentil, sensuel et vulnérable. Doux. Sexy. Tout ce qu’on pourrait désirer chez une âme sœur. Ou un amant. Elle sursaute à cette pensée, puis presse sa joue contre l’épaule recroquevillée de Tal. Elle sent alors frémir leurs centres de gravité unis, car l’avion entame sa descente sur Katmandou, aussi tourne-t-elle la tête pour regarder par le hublot, en espérant peut-être apercevoir le Sagarmâthâ au loin, mais voit uniquement un nuage à la forme étrange qu’on pourrait presque prendre pour celle d’un éléphant, si une telle chose était possible.
L’histoire mesure sa course en siècles, mais ses progrès dans les événements d’une heure. Alors que les tanks se replient sur Kundâ Khâdar, quelques heures seulement après la démission surprise de N.K. Jîvanjî et le retrait du Shivajî du Gouvernement de Salut National consécutivement aux révélations de Badûr Khan, Ashok Rânâ accepte la proposition de Delhi de négociations à Kolkata pour résoudre leur différend sur le barrage. Mais la journée réserve encore une surprise pour la nation bhâratîe presque K.-O. debout. Des familles entières restent assises stupéfaites, muettes, hébétées de surprise devant leurs écrans. Town and Country a cessé sa diffusion au beau milieu de l’épisode de treize heures.
Ils s’y rendent par groupes de sept, descendant par les ascenseurs et les escaliers en béton pour traverser le sas donnant sur le petit cubicle puant de Debâ et derrière lui sur la plate-forme d’observation où les banquiers d’affaires, les femmes grâmîns, les jeunes journalistes, les conseillers du clan Ray et le ministre de l’Énergie Patel, qui semble commotionné, effectuent une inconfortable danse circulaire pour jeter un coup d’œil par l’épaisse vitre sur l’agressive lumière d’un autre univers.
« Allons, allons, pas plus de cinq secondes, Ray Power ne pourra être tenu responsable des irritations oculaires, coups de soleil ou autres problèmes liés aux ultraviolets, prévient Debâ en les dirigeant du geste autour et hors de la pièce. Pas plus de cinq secondes, Ray Power ne pourra être tenu responsable…»
On avait installé nœuds et écrans d’affichage dans l’amphithéâtre, également pourvu de nombreux en-cas et bouteilles d’eau. Occupant le pupitre avec courage, Sonia Yâdav s’efforce d’expliquer à l’assemblée ce qu’elle voit sur les écrans : deux simples barres de diagramme qui représentent l’une l’énergie prise au réseau électrique pour maintenir le champ point zéro, l’autre celle issue de la différence de potentiel entre les niveaux fondamentaux des deux univers, mais la jeune femme perd la bataille à la fois sur les fronts acoustique et scientifique.
« On produit deux pour cent d’électricité de plus qu’on en consomme », crie-t-elle par-dessus le marmonnement de plus en plus sonore des campagnardes échangeant des nouvelles de leurs petits-enfants, des hommes d’affaires serrant paumes et palmeurs, des journalistes accrochés à leurs hoeks pour la dernière et merveilleuse révélation choc à sortir de la Bhârat Sabhâ : la démission stupéfiante de N.K. Jîvanjî du Gouvernement d’Unité Nationale. « Nous emmagasinons cette énergie supplémentaire dans des condensateurs à haute énergie afin d’alimenter le collisionneur à laser jusqu’à ce qu’elle atteigne un niveau où nous pouvons l’ajouter à celle du réseau électrique pour ouvrir un passage vers un univers de plus haut niveau, et ainsi de suite. Nous pouvons ainsi grimper l’échelle des niveaux énergétiques jusqu’à obtenir quelque chose comme cent cinquante pour cent de retour sur investissement d’énergie…»
Elle serre les poings, secoue la tête, soupire de frustration quand le volume sonore dans l’amphithéâtre atteint celui d’un faible rugissement. Vishram s’empare du micro.
« Mesdames et messieurs, pourriez-vous avoir l’amabilité de m’accorder votre attention ? Je sais que la journée a été longue pour beaucoup d’entre vous, et rien moins que fertile en événements, mais si vous voulez bien m’accompagner dans le labo où s’est produite cette découverte capitale…»
Les employés guident les invités au laboratoire point zéro.
« Aucun plan ne survit jamais au contact avec l’ennemi », chuchote-t-il à Sonia Yâdav. Une hovercam passe à toute vitesse près de sa tête, aussi énervante qu’un insecte, pour relayer les événements aux actionnaires en téléprésence. Il imagine les fantômes virtuels des agents aeais en surplace au-dessus de la lente file des invités. Surjît, le directeur du centre, s’était fermement opposé à ce que Vishram ouvre le laboratoire de la théorie point zéro, avec ses labyrinthes d’écritures et de hiéroglyphes sur les murs. Il craignait que cela donne un air amateur au projet : voyez comme on fait les choses chez Ray Power ! Avec des crayons de couleur et des bombes aérosol, sur les murs, comme des badmashs avec leurs graffitis. Vishram y tenait justement pour cette raison : c’était humain, désordonné, créatif. Il obtient l’effet désiré : les gens se détendent, lèvent des yeux émerveillés vers les hiéroglyphes. Cela sera-t-il un nouveau Lascaux, une chapelle Sixtine ? se demande Vishram. Les symboles qui ont donné naissance à une époque. Il devrait commencer à se renseigner sur la manière dont conserver cette pièce.
Vishram Ray et ses pressentiments d’immortalité. Il remarque avec un bref mais vif plaisir que la date de son dîner avec Sonia Yâdav se détache toujours au marqueur rouge sur le coin du bureau. Dans cet environnement moins solennel, la passion avec laquelle elle parle retient sans difficulté l’attention de son auditoire. Vishram observe ses mouvements de bras délimiter des portions du plafond pour un groupe de costumes gris captivés. Il l’entend leur dire : «… à un niveau fondamental où la théorie des quanta, la théorie Étoile-M et l’informatique interagissent. Nous découvrons que les ordinateurs quantiques dont nous nous servons pour maintenir les champs de confinement – et ce sont les champs de confinement qui affectent les géométries à tension des branes – peuvent en fait manipuler la structure granulaire Wolfram/Friedkin du nouvel univers. À un niveau fondamental, l’univers est informatique. »
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