Lisa Durnau garde les doigts bien serrés autour de la main gauche de Thomas Lull. De la droite, il tient la Table, comme une lanterne par une nuit sombre. L’ultime petite partie d’elle-même qui se sent liée aux gouvernements et à leurs stratégies s’inquiète de la petite routine interne de fusion si la Table se retrouve froide et seule. Mais elle ne pense pas que Lull en aura besoin bien longtemps. Ce qui doit se jouer là sera bientôt terminé.
Nanda. Flic Krishna. Exterminateur officiel d’aeais non autorisées. L’image granuleuse du Tabernacle est gravée dans son cerveau antérieur. Inutile de se demander comment un flic Krishna s’est retrouvé à l’intérieur d’une machine plus vieille que le système solaire, tout aussi inutile de se poser la question pour les trois autres, mais elle est certaine d’une chose : elle se trouve à l’endroit et à l’instant qui ont donné naissance à toutes ces images.
Thomas Lull cesse soudain d’avancer, bouche bée de frustration, pour scanner la foule avec la Table, à la recherche d’une correspondance avec l’image affichée par l’écran à cristaux liquides.
« Le château d’eau ! » crie-t-il avant de repartir d’un coup en tirant Lisa Durnau. Les grands cylindres de béton rose se dressent sur les ghâts toutes les quelques centaines de mètres, joints aux marches supérieures par des portiques recouverts de peinture rose. Lisa Durnau n’arrive pas à distinguer le moindre visage dans la masse de réfugiés et de dévots qui se pressent au pied du château d’eau. Puis l’appareil à réacteurs basculants arrive à si basse altitude que, par réflexe, tout le monde se baisse. Tout le monde, remarque Lisa, sauf une silhouette solitaire vêtue de gris là-haut sur la passerelle qui ceint le sommet du château d’eau.
Il la tient, maintenant. Par les extrapolations, modélisations, vectorisations et prédictions de l’appareil du Jñânâ Chakshu connecté à son hoek, il voit l’aeai comme une lumière mouvante qui brille au milieu des gens, de la circulation, des bâtiments. À des kilomètres d’altitude et de distance, il observe son évolution dans le dédale des ruelles et des galîs derrière le front de fleuve. Grâce à cette vision intérieure améliorée, M. Nanda dirige la pilote. Elle fait décrire un grand arc de cercle à l’ARB, et lorsqu’il plonge le regard dans la marée humaine qui enfle dans les rues, M. Nanda voit l’aeai comme une étoile brillante. Elle est, avec lui, le seul être substantiel dans une ville de fantômes. À moins que ce ne soit le contraire ? se demande M. Nanda.
Il ordonne à la pilote de les conduire au-dessus du fleuve. M. Nanda appelle ses avatars. Ils montent dans son champ de vision comme des cumulo-nimbus, encerclant de tous côtés l’aeai en fuite, siège de déités qui brandissent leurs armes et attributs, éraflent les nuages, leurs vâhanas entourés des eaux bouillonnantes de Gangâ. Un monde invisible, uniquement perceptible par l’adepte, le juste… La particule de lumière en fuite s’immobilise. M. Nanda ordonne à Ganesh l’ouvreur de surveiller les caméras de sécurité locales, et le dispositif de reconnaissance finit par localiser l’excommuniable sur le château d’eau du ghât Dasâshvamedha. Debout, les mains cramponnées au garde-fou, l’aeai regarde par-dessus la foule qui tourbillonne et se bat pour monter à bord du bateau de Patna. Se tient-elle ainsi parce qu’elle voit ce que je vois ? s’interroge M. Nanda. S’arrête-t-elle de peur et d’effroi au moment où les dieux se dressent hors de l’eau ? Sommes-nous les seuls deux véritables voyants dans cette ville d’illusions ?
Une aeai incarnée en être humain. L’époque est vraiment mauvaise. M. Nanda n’arrive pas à concevoir quel plan inhumain, extraterrestre peut se trouver derrière cet affront fait à une âme. Il ne veut pas l’imaginer. Le savoir peut mener à la compréhension, la compréhension à la tolérance. Certaines choses doivent rester intolérables. Il effacera cette abomination et tout ira bien. Tout sera à nouveau en ordre.
Une étoile solitaire brille au sommet du château d’eau dans la vision de M. Nanda tandis que la pilote vire entre Hanumân et Ganesh. Il tend le doigt vers le bas, vers le rivage parsemé de flaques de pluie. La pilote redresse le nez de l’appareil et fait pivoter les moteurs. Secouant leurs poings osseux vers l’objet qui descend des cieux, sâdhus et swâmîs fuient leurs feux misérables. Si vous voyiez ce que je vois, pense M. Nanda en détachant sa ceinture.
« Patron, appelle Vik en traversant la cabine, on détecte une circulation énorme dans le réseau interne de Ray Power. Je pense que c’est notre Gén Trois.
— Chaque chose en son temps, le rabroue doucement M. Nanda. Procédons par ordre. C’est la bonne manière de faire. Finissons-en ici, nous nous occuperons ensuite de Ray Power. »
Son arme est prête dans son poing lorsqu’il arrive sur le sable au pied de la passerelle, et le ciel fourmille de dieux.
Tout ce monde. Aj agrippe la rambarde rouillée, abasourdie par la foule sur les ghâts et les rives du fleuve. La pression de leurs corps l’a forcée à monter sur cette galerie quand sa respiration s’est coincée dans sa gorge alors qu’elle essayait de regagner la havelî. Aj vide ses poumons, bloque sa respiration, inhale doucement par les narines. La bouche sert à parler, le nez à respirer. Mais le tapis d’âmes l’épouvante. Il n’y a pas de fin aux gens, qui s’engendrent les uns les autres plus rapidement qu’ils ne vont au fleuve et aux fours crématoires des ghâts. Elle se souvient des autres endroits où elle se trouvait parmi des gens, dans la grande gare, dans le train quand il a pris feu et dans le village ensuite quand les soldats les ont tous mis en sécurité, après qu’elle a interrompu l’assaut des machines.
Elle comprend désormais comment elle a fait. Elle comprend de quelle manière elle savait le nom du chauffeur de bus sur la route de Tekkadi, celui du garçon qui a volé une moto à Ahmadâbâd. C’est un passé proche et différent comme une enfance, un passé qui fait à jamais partie d’elle, mais séparé, innocent, ancien. Elle n’est pas cette Aj. Elle n’est pas non plus l’autre Aj, l’enfant fabriquée, l’avatar des dieux. Elle est parvenue à la compréhension, et a été abandonnée au moment de cette édification. Les dieux ne pouvaient supporter trop d’humanité. La voilà maintenant une troisième Aj. Il n’y a plus ni voix ni sages conseils dans les lampadaires et les stations de taxis – elle se rend maintenant compte que c’était les aeais qui lui murmuraient à l’âme par la fenêtre de son tilak. Elle se trouve désormais prisonnière de cette prison d’os, comme chacune des vies ici présentes au bord du fleuve. Elle a été déchue. Elle est humaine.
Elle entend alors l’appareil volant. Elle lève les yeux au moment où il arrive à toute vitesse, rasant les flèches des temples et les tours des havelîs. Elle voit dix mille personnes se recroqueviller comme un seul homme, mais elle-même reste debout, car elle sait de quoi il s’agit. Un dernier souvenir d’être autre chose qu’humain, un ultime murmure divin, la lumière des dieux se fondant dans le rayonnement fossile de l’univers, le lui dit. Elle regarde l’ARB se redresser et se poser sur le sable piétiné, dispersant les feux des sâdhus en gerbes de cendres, et elle sait qu’il vient pour elle. Elle se met à courir.
À petits gestes secs, M. Nanda envoie son équipe dégager les ghâts et bloquer les issues. Dans sa vision périphérique, il remarque que Vik reste en arrière, Vik toujours dans sa tenue de rue depuis les combats de la nuit, Vik en sueur et crasseux par ce matin humide de mousson. Vik hésitant, Vik craintif. Il prend mentalement note de le réprimander pour son manque de zèle. Une fois cette affaire close, il faudra procéder à une solide reprise en main. M. Nanda s’avance sur le sable blanc et humide.
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