À l’air libre, dans la lumière grise, sous les yeux de ses voisins et de ses avatars cybernétiques, M. Nanda sent la rage condensée en lui chercher à sortir. Il adorerait ouvrir la bouche et la vomir tout entière en un flot extatique. Son estomac insiste, M. Nanda s’oppose à lui, le maîtrise. M. Nanda ravale les spasmes de la nausée.
Quelle est cette odeur écœurante, chimique ? Un instant, malgré sa discipline, il a le sentiment que ses intestins pourraient le trahir.
M. Nanda s’agenouille au bord du parterre surélevé, les doigts crochés dans le terreau poisseux. Son palmeur appelle. M. Nanda n’a pas la moindre idée de ce que pourrait être ce bruit. Puis la prononciation insistante de son nom lui enlève les doigts de la terre, le ramène au toit humide dans le crépuscule de Vârânacî.
« Nanda.
— Patron, on l’a retrouvée. » La voix de Vik. « Le Jñânâ Chakshu l’a repérée il y a deux minutes. Elle est ici même, à Vârânacî. Patron, c’est elle, Kalkî. On a réuni toutes les pièces du puzzle, elle est l’aeai. Elle est l’incarnation de Kalkî. Je déroute l’ARB pour passer vous prendre. »
M. Nanda se redresse. Il regarde ses mains, les frotte aux traverses en bois pour en enlever la terre. Son costume est taché, froissé, trempé. Il ne peut imaginer qu’il lui arrivera de se sentir à nouveau sec. Il ajuste néanmoins ses manchettes, redresse son col. Il sort de sa poche le pistolet qu’il laisse pendre mollement au bout de son bras. Les premiers néons de Kâshî bégayent et clignotent à ses pieds. Il a une tâche à accomplir. Il a sa mission. Il va si bien la remplir que personne n’osera jamais rien reprocher à Nanda du Ministère.
L’appareil à réacteurs basculants s’incline sur l’aile entre les grands immeubles. M. Nanda s’abrite dans la cage d’escalier le temps que l’aéronef arrive au-dessus du toit et fasse pivoter ses réacteurs en mode vol stationnaire. Le visage spectaculairement éclairé par les diodes du tableau de bord, Vik occupe le siège du copilote dans l’ARB qui pivote. Le toit ne peut certainement pas supporter le poids d’un ARB de l’armée de l’air bhâratîe : la pilote fait descendre son appareil centimètre par centimètre en un délicat ballet newtonien, le positionnant de manière que M. Nanda puisse se glisser entre les vortex générés par les réacteurs de bouts d’ailes pour grimper sans danger la rampe d’accès à l’arrière. Le souffle provoque la destruction dont il a rêvé. Les treillages sont jetés à bas en une fraction de seconde. Les géraniums se font balayer de leurs perchoirs. Les jeunes plants et les petites pousses sont arrachés de la terre molle, qui s’envole en mottes de boue. De la vapeur puis de la fumée sortent du bois saturé d’eau des parterres. La pilote descend jusqu’à ce que ses roues caressent le feutre bitumé. La passerelle se déploie sous la queue.
Les lumières s’allument petit à petit aux fenêtres donnant sur le toit.
M. Nanda remonte son col et se bat contre le souffle pour accéder à l’intérieur de l’appareil, ouvert, éclairé de bleu. Toute son équipe est là, au milieu des sowars aéroportés. Mukul Dev et Râm Lalli. Mâdhvi Prasâd, et même Morva du service fiscal. M. Nanda boucle sa ceinture près de ce dernier tandis que la passerelle se referme et que la pilote met les gaz.
« Mes chers amis, dit M. Nanda, je me réjouis de votre présence à mes côtés en cette occasion historique. Une Intelligence Artificielle de Génération Trois. Une entité aussi loin de notre intelligence de chair que la nôtre de celle d’un cochon. Le Bhârat nous remerciera. Bien, procédons avec diligence à notre excommunication. »
L’ARB pivote sur son axe vertical tout en s’élevant au-dessus des ruines du jardin de toit puis de tous les balcons, fenêtres, fermes solaires et citernes des voisins de M. Nanda. La pilote relève ensuite le nez et abaisse la queue du petit appareil, qui grimpe alors en flèche entre les tours.
Le dernier des dieux miroite et s’éteint au-dessus de Vârânacî, si bien que le ciel n’est plus que le ciel. Le silence règne dans les rues, les bâtiments restent muets, les automobiles n’ont plus de voix et les gens ne sont plus que des visages, fermés comme des poings. Il n’y a plus de réponses, plus d’oracles dans les arbres et les autels de rue, plus de prophéties dans l’approche des avions, mais ce monde sans dieux est riche dans sa vacuité. Les sens remplissent les espaces : les moteurs rugissent, le mur des voix bondit en avant, les couleurs des saris, des chemises des hommes, les néons qui clignotent dans la pluie grise, tout cela luit avec force de sa propre lumière. Chaque effleurement d’encens de rue, de vieille urine, de graisse bouillante, de gaz d’échappement de moteur à alcofuel ou de plastique humide en train de brûler est une émotion et un souvenir de sa vie d’avant les mensonges.
Elle était alors quelqu’un de différent, à en croire les femmes du taudis. Mais les dieux – les machines, comprend-elle maintenant – disent qu’elle est devenue une tout autre-personne. Disent, ou plutôt ont dit. Les dieux sont partis. Deux jeux de souvenirs. Deux vies qui ne peuvent pas cohabiter, et désormais une troisième qui doit trouver le moyen de les incarner l’une comme l’autre. Lull. Lull saura, Lull lui dira de quelle manière tirer un sens de ces vies. Elle croit qu’elle arrivera à retrouver le chemin de l’hôtel.
Étourdie par l’empire des sens, libérée de la tyrannie de l’information dans le royaume des choses simples, Aj laisse la ville l’attirer vers le fleuve.
Dans la pluie de l’aube, sur la rocade ouest d’Allâhâbâd, deux cents chars lourds de l’armée awadhîe démarrent, pivotent sur leurs chenilles et quittent leurs positions pour se ranger en colonne. La circulation plus rapide, plus vive dépasse en vrombissant leur file de quatre kilomètres, à la direction toutefois évidente : le sud-sud-ouest, la route de Jabalpur. Le temps que les boutiques lèvent leur rideau de fer et que les salary-wallahs partent au travail dans leurs phut-phuts et leurs voitures de société, les crieurs de journaux le hurlent depuis leurs emplacements sur le béton du terre-plein central : RETRAIT DES TANKS ! ALLÂHÂBÂD SAUVÉE ! L’AWADH SE REPLIE SUR KUNDÂ KHÂDAR !
Une autre Mercedes de l’inépuisable flotte primo-ministérielle bhâratîe attend l’Airbus Industries A510 de la Bharâtiya Vâyu Senâ qui s’immobilise loin des zones les plus actives de l’aéroport de Vârânacî. Des parapluies abritent le Premier ministre Ashok Rânâ depuis la passerelle jusqu’à la berline, qui s’éloigne dans le chuintement de ses pneus larges sur l’aire de stationnement mouillée. Un appel attend sur le communicateur. N.K. Jîvanjî. À nouveau. Il n’a pas du tout l’air qu’on attendrait du ministre de l’intérieur d’un Gouvernement de Salut National. Il a des informations inattendues à communiquer.
Dans cette foule, si elle lâche la main de Lull, elle est perdue.
La police armée essaye de dégager les rives. Ses porte-voix et les haut-parleurs montés sur le toit de ses camions claironnent à la foule de se disperser, aux gens de regagner leur foyer ou leur lieu de travail : l’ordre a été rétabli, ils ne courent aucun danger, pas le moindre danger. Certains, emportés par la panique générale alors qu’ils ne voulaient pas vraiment abandonner leur gagne-pain, font demi-tour. Certains n’accordent aucune confiance à la police, à leurs voisins ou aux déclarations contradictoires du gouvernement. Certains ne savent que faire, et ceux-là tournent en rond sans aller nulle part. Ces trois catégories plus les hummers militaires qui se faufilent dans les étroites galîs autour de la galî Vishvanâth bloquent complètement les rues et les ghâts.
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