M. Nanda soupire et s’avance vers elle. Il secoue la tête. N’aura-t-il donc jamais droit à de la dignité ? « Reculez, s’il vous plaît », ordonne-t-il. Les pieds écartés, il baisse les yeux vers Aj. Indra braque l’arme. « C’est une excommunication de routine, mais je vous conseillerais de détourner le regard », lance-t-il au public. Il examine rapidement la foule. Son regard croise des yeux bleus, des yeux occidentaux, un visage occidental, barbu, un visage qu’il reconnaît. Un visage qu’il recherche. Thomas Lull. M. Nanda incline d’un angle infinitésimal la tête dans sa direction. L’arme crache une seconde balle, qui atteint Aj dans la nuque.
Thomas Lull pousse un rugissement indistinct. Lisa Durnau est près de lui, elle le tient, le retient, s’accroche à lui de toute sa force d’athlète, de tout son poids, de tout son passé. Elle a dans les oreilles un bruit de fin d’univers. Les traînées brûlantes sur son visage sont des larmes. Et la pluie continue à tomber.
M. Nanda sent ses guerriers dans son dos. Il se tourne vers eux. Pour l’instant, il n’a pas besoin de savoir ce qu’expriment leurs visages. Il désigne Thomas Lull et l’Occidentale qui le retient.
« Arrêtez ces personnes pour non-respect de la Loi sur l’Enregistrement et l’Autorisation des Intelligences Artificielles, ordonne-t-il. Déployez immédiatement toutes nos unités au service Recherche & Développement de Ray Power à l’université de Vârânacî. Et que quelqu’un s’occupe de ça. »
Il rengaine son arme. M. Nanda espère de tout cœur ne plus avoir à s’en servir de la journée.
Sur votre gauche, annonce le commandant de bord, l’Annapûrnâ, puis le Manaslu et ensuite le Shishapangma. Tous ces sommets dépassent les huit mille mètres. Pour les passagers installés dans la partie gauche de l’appareil, je vous préviendrai quand on en approchera : les bons jours, on voit Sagarmâthâ, comme nous appelons l’Everest.
Tal est blotti dans le large siège de la classe affaires. La tête posée sur l’accoudoir, qu’eil a recouvert d’un coussin, eil dort en lâchant de petits ronflements sopranos alors que le vol depuis Vârânacî dure seulement quarante minutes. Nadja entend les pulsations aiguës sortant de ses écouteurs. Une bande sonore pour tout. HIMÂLAYA MIX. Elle se penche par-dessus le neutre pour regarder par le hublot. Le petit moyen-courrier survole la plaine du Gangâ et celles du Teraï, au Népal, avant de faire le grand saut au-dessus des contreforts fendus par la rivière qui protègent Katmandou. Derrière eux, comme une vague se brisant au bord du monde, se dresse le haut Himâlaya, vaste, blanc, et plus élevé qu’elle ne l’aurait jamais rêvé, ses plus hauts sommets veinés de nuages déchirés portés par le courant-jet. Plus élevé, et s’étendant plus loin : sommet après sommet après sommet, le blanc des glaciers, les cimes et le gris moucheté des vallées s’estompent dans le bleu aux limites de son champ de vision, comme un océan de pierre. Nadja le voit continuer à perte de vue où qu’elle regarde.
Son cœur fait un bond. Elle a dans la gorge quelque chose qu’elle n’arrive pas à avaler. Les larmes lui viennent aux yeux.
Elle se souvient de cette scène dans la pagode-éléphant de Lâl Darfan, mais il manquait à ces montagnes-là le pouvoir de toucher, d’émouvoir, d’inspirer. Elles étaient des plissements de fractales et de nombres, la collision de deux continents imaginaires. Et Lâl Darfan avait aussi été N.K. Jîvanjî qui avait aussi été l’aeai de Gén Trois, comme les extrémités orientales de ces montagnes avaient été ces sommets qu’elle voyait par-dessus le mur de leur jardin à Kaboul. Elle sait fausse l’image de son père en bourreau que lui a montrée la Gén Trois : elle n’est jamais allée dans ce couloir ni dans cette pièce, ne s’est jamais approchée de cette femme qui, selon toute probabilité, n’a jamais existé. Mais elle ne doute pas que d’autres ont existé, que d’autres ont été attachées à cette table pour hurler de quelle manière elles menaçaient l’ordre établi. Elle ne doute pas non plus que cette image lui restera à jamais en mémoire. La mémoire est ce dont je suis faite, avait dit l’aeai. Les souvenirs nous fabriquent, nous nous fabriquons des souvenirs. Elle se souvient d’un autre père, d’une autre Nadja Askarzadah. Elle ne sait pas comment elle va vivre avec l’un et l’autre. Et ces montagnes sont sévères, grandes, froides, elles se poursuivent plus loin que tout ce qu’elle voit, et elle-même se trouve en altitude, seule dans son fauteuil en cuir de classe affaires qui peut s’incliner d’un mètre.
Elle pense comprendre désormais pourquoi l’aeai lui a montré l’enfance qu’elle avait refoulée. Pas par cruauté, ni même pour essayer de gagner du temps. Il s’agissait plutôt d’une touchante et authentique curiosité, d’une tentative, par un djinn fait d’histoires, de comprendre quelque chose d’extérieur à ses mandalâs d’artifice et de ruse. Quelque chose que ce djinn pourrait croire ne pas avoir inventé lui-même. Il voulait le drame du réel, la source d’où découle toute histoire.
Nadja Askarzadah remonte ses jambes sur le siège, s’allonge en travers par rapport à Tal. Elle tend son bras sur le sien, prend ses doigts entre les siens, sans serrer. Tal sursaute et lâche une demi-syllabe, mais ne se réveille pas. Eil a la main fine et brûlante, et elle sent ses côtes sous sa joue. Eil est si léger, assemblé de manière si relâchée, comme un chat, mais elle sent une endurance de félin dans les muscles qui inspirent et expirent. Elle reste ainsi à écouter son cœur. Elle ne pense pas avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi courageux. Tal a toujours dû se battre pour être eil-même, et voilà qu’eil part en exil sans destination en vue.
À huit mille mètres d’altitude, elle arrive à comprendre que Shahîn Badûr Khan avait été quelqu’un d’honorable. Au Bhârat, alors qu’il escortait leur taxi par la barrière VIP puis sur la route longeant l’aéroport jusqu’au salon VIP, elle n’avait vu que ses tromperies et faiblesses : un autre homme, un autre tissu de mensonges et de complications. Pendant qu’elle attendait au comptoir où il parlait d’une voix basse, dure et rapide au représentant de la compagnie aérienne, elle était sûre que la police de l’aéroport allait surgir d’un instant à l’autre des murs et des portes avec leurs armes braquées et des attaches en plastique pour leur lier les poignets. Ils étaient tous des traîtres. Ils étaient tous ses pères.
Elle se souvient que les employés à la porte d’embarquement les avaient regardés en murmurant entre eux tandis que Shahîn Badûr Khan procédait aux dernières formalités. Il leur avait cérémonieusement et rapidement serré la main, à elle puis à Tal, avant de s’éloigner d’un pas vif.
La navette aérienne venait de percer la base des nuages de la mousson quand la chaîne d’informations diffusa la nouvelle sur l’écran placé dans le dossier du siège devant le sien. N.K. Jîvanjî avait démissionné. N.K. Jîvanjî s’était enfui du Bhârat. Le Gouvernement d’Union Nationale nageait en pleine confusion. Le conseiller en disgrâce de feu la Première ministre, Shahîn Badûr Khan, était réapparu avec des révélations extraordinaires, confirmées par des preuves littérales : l’ancien leader du Shivajî avait ourdi un complot pour détruire le gouvernement Rânâ et affaiblir mortellement le Bhârat contre les Awadhîs ! Le Bhârat sous le choc ! Révélation phénoménale ! Scandale stupéfiant ! On attendait une déclaration d’Ashok Rânâ depuis le bhavan Rânâ ! Khan sauve la nation ! Où est Jîvanjî ? voulait savoir le Bhârat. Où est Jîvanjî ? Jîvanjî le traître ?
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