Les petites bouches sont grandes ouvertes.
Vishram se glisse près de Marianna Fusco.
« Quand ce sera terminé…», dit-il en s’approchant d’elle autant qu’on peut s’approcher d’un conseiller juridique sans violer les convenances professionnelles. « Si. On partait. Quelque part. Un endroit avec soleil mer sable, et des bars vraiment bien, et personne pour nous empêcher de nous balader partout pendant un mois avec rien que de la crème solaire sur la peau ? »
Elle glisse la tête aussi près de la sienne qu’elle l’ose pour répondre sans se départir d’un sourire figé pour la galerie : « Impossible. Je dois partir.
— Oh », fait Vishram. Puis : « Chiottes.
— Une histoire de famille, explique Marianna Fusco. Une grande commémoration dans ma constellation familiale. Avec du monde qui vient de partout. Des parents que je n’avais pas la dernière fois qu’on a fait ça. Mais je reviendrai, l’humoriste. Dis-moi juste où me pointer, sans bagages. »
Puis les lumières vacillent et la pièce frissonne. Les vitres vibrent aux fenêtres et à la porte. Un murmure de consternation naît. Le directeur Surjît lève les mains en un geste lénifiant.
« Mesdames et messieurs, mesdames et messieurs, allons, il n’y a aucune inquiétude à avoir. Ce que nous venons de sentir est un effet secondaire tout à fait normal de l’accélération du collisionneur. Nous avons fermé une ouverture et nous nous sommes servis de l’énergie pour forcer la brane dans un autre. Mesdames et messieurs, nous venons d’accéder à un nouvel univers ! »
Il y a des applaudissements polis et perplexes. Vishram saisit l’occasion pour leur en mettre plein la vue.
« Ce qui signifie, mes amis, douze pour cent de retour sur notre investissement en énergie. Nous consacrons cent pour cent au maintien de l’ouverture, et on en récupère autant, plus encore douze pour cent supplémentaires ! Tel est le chemin de l’avenir point zéro ! »
Inder lance d’enthousiastes applaudissements collectifs.
« Tu aurais dû être avocat, persifle Marianna Fusco. Tu as le talent de débiter un tas de conneries sur des sujets dont tu ne connais rien.
— Je ne t’ai pas dit que c’est ce que mon père voulait me faire devenir ? » répond Vishram en se plaçant de manière à voir dans le décolleté de Marianna Fusco. Il s’imagine passant lentement, voluptueusement de la crème sur ses mamelons qui se logent si bien au creux de la paume.
« Je me souviens t’avoir entendu dire que le droit et le one-man-show étaient deux métiers où on gagnait sa vie dans l’arène, indique-t-elle.
— J’ai dit ça ? Je devais chercher à te sauter. »
Il se souvient de cette conversation. Elle semble dater d’une autre époque géologique, d’une autre incarnation. La pièce tremble à nouveau, plus fort, plus longtemps. Des stylos tombent du bureau, des rides concentriques se heurtent dans le distributeur d’eau.
« Un autre univers, une autre hausse du cours de l’action », lance Vishram, mais Sonia Yâdav semble inquiète. Vishram croise son regard. Elle abandonne la visite. Ils traversent le groupe d’actionnaires jusqu’à l’amphithéâtre vide.
« Un problème ? » chuchote-t-il. Sonia désigne les écrans. Rendement : cent trente-cinq pour cent.
« On ne devrait pas approcher de ce chiffre, même de loin.
— Ça marche mieux que prévu.
— Monsieur Ray, c’est de la physique. Nous connaissons exactement les caractéristiques des univers que nous créons, pas de surprises, de conjectures, de “mieux que prévu, bien joué petit”. »
Vishram envoie un message au directeur Surjît. Lorsque celui-ci arrive, il ferme la porte pour se protéger des hovercams et des oreilles indiscrètes.
« Sonia m’informe que nous avons un problème avec le point zéro. »
Surjît se suce les dents de cette manière qui irrite les mamelons de Vishram, surtout quand cela révèle qu’il a pris du sâg au déjeuner.
« Les mesures donnent des chiffres anormaux.
— Ce qui m’en dit autant que “Vishram, on a un problème”.
— Très bien, monsieur Ray. C’est un univers, mais pas celui qu’on a commandé. »
Vishram sent ses couilles se contracter. Sur le palmeur ouvert de Surjît pivotent des rendus mathématiques et des graphiques en fil de fer. Sonia lit elle aussi les chiffres.
« Huit trois zéro.
— Ce devrait être…
— Deux deux quatre.
— Hop hop hop, attendez, assez avec ces résultats du loto. »
Sonia Yâdav pèse ses mots : « Tous les univers ont ce que nous appelons des nombres de tension, plus ce nombre est élevé, plus il nous faut d’énergie pour y accéder et plus nous pouvons en récupérer d’énergie.
— On est six cents univers trop haut.
— Voilà, admet Sonia Yâdav.
— Vos recommandations ?
— Monsieur Ray, nous devons immédiatement arrêter le point zéro…»
Vishram l’interrompt. « Nous ne le ferons qu’en tout dernier recours. De quoi croyez-vous que ça aura l’air devant notre conseil au complet et devant la presse ? Une autre humiliation bhâratîe… Si on ne peut pas faire marcher ce machin à plein régime sans danger…» À Sonia Yâdav : « Cela présente-t-il le moindre danger ?
— Monsieur Ray, les énergies libérées si les membranes traversent…»
Sonia le coupe. « Non.
— Vous en êtes sûre.
— Le docteur Surjît a raison sur les niveaux d’énergie en cas de traversée des membranes, ce serait une espèce de nano-Big Bang, mais cela exige des énergies mille fois supérieures à celles que nous sommes en mesure de produire ici.
— Oui, mais l’effet d’échelle d’Atiyah…»
Le type qui a provoqué le second Big Bang, pense Vishram. Création numéro deux. C’est le plus grand rire qu’obtiendra jamais un humoriste. « Voilà ce qu’on va faire, décide-t-il. On continue la démo comme prévu. Si ça dépasse cent soixante-dix pour cent, on arrête tout, fin du spectacle, merci de rejoindre la sortie par la boutique de souvenirs. Quoi qu’il arrive, tout ce que nous venons de dire reste entre nous. Tenez-moi informé. »
Alors qu’il se dirige vers la porte du labo point zéro en se disant qu’il voit une magnifique progression de carrière se profiler pour Mme Sonia Yâdav, physicienne hindoue, une nouvelle secousse fait trembler le centre de recherches, fort, jusqu’à ses fondations, obligeant Vishram Ray, Sonia Yâdav et le directeur Surjît à chercher tant bien que mal à s’agripper à quelque chose de fiable et de solide qui ne bouge pas, délogeant du plafond poussière, plâtre et dalles mal fixées, faisant vibrer les écrans, ceux-là mêmes qui montrent un rendement énergétique de cent quatre-vingt-quatre pour cent.
Univers 2 597. L’ouverture s’emballe, escaladant l’un après l’autre les univers. Et le palmeur de Vishram Ray sonne, comme celui de tout le monde dans la pièce, aussi tout le monde lève-t-il la main vers la tête et entend-il la même voix les informer que les aeais contrôlant l’ouverture ne répondent plus aux ordres.
Ils ont perdu le contrôle du point zéro.
Comme un ange chrétien, comme le glaive de Michel le vengeur fondant du ciel, M. Nanda glisse au bas d’un chemin aérien en direction du Centre de Recherches Ray. Il sait son Groupe d’Excommunication muet, perplexe, effrayé, prêt à se mutiner dans le ventre de l’ARB. Les prisonniers vont leur parler, semer dissidence et incrédulité. C’est leur affaire, ils ne partagent pas son dévouement et il ne peut pas s’attendre à ce qu’ils le partagent. Leur respect est un sacrifice qu’il est prêt à faire. La guerrière installée près de lui dans le cockpit l’emmènera au lieu ordonné.
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