« Un univers en train de naître, répond Râmesh d’un ton songeur. Si nous sommes encore là, s’il reste encore quoi que ce soit, c’est parce que les champs de confinement continuent à fonctionner. En termes de physique subjective de notre univers, ça doit ressembler à une super-gravité compressant son espace-temps pour empêcher son expansion. Mais ce genre d’énergie d’expansion doit bien aller quelque part.
— Combien de temps les cœurs peuvent-ils le retenir ? » demande Vishram à Sonia Yâdav. Il imagine qu’il devrait crier. Dans les films, ils crient tout le temps. Elle hausse les épaules, ce qui apprend à Vishram tout ce qu’il a besoin de savoir et de redouter. Une nouvelle secousse. Les gens tombent à terre, même si cette terre les trahit. Vishram les voit à peine. L’étoile, l’étoile aveuglante… est devenue une sphère minuscule. Il entend alors une voix, celle de Sonia Yâdav.
« Debâ ! Quelqu’un a vu Debâ ? »
Tandis que le cri se répand dans le champ, Vishram Ray se met à courir. Il sait qu’ils ne trouveront pas Debâ parmi eux. Il est en bas, dans son trou, dans son trou noir sous terre, au bord du néant. Une voix appelle Vishram par son nom, une voix qu’il ne reconnaît pas. Il se retourne, s’aperçoit que Marianna Fusco s’est lancée à sa poursuite. Elle s’est débarrassée de ses chaussures et court maladroitement dans sa jupe de tailleur. Il ne l’avait encore jamais entendue crier son nom.
« Vish ! Reviens, tu ne peux rien faire ! »
La bulle continue à grossir. Elle mesure désormais trente mètres et sort du centre de l’unité de recherches comme un dôme moghol. Comme le dôme du Tâj, elle est vide, plus vide que la tombe d’un empereur accablé de chagrin. Elle n’est rien. Elle est anéantissement si absolu que l’esprit ne peut le contenir. Et Vishram plonge vers elle.
« Debâ ! »
Une silhouette émerge de la lumière éblouissante, agitant maladroitement bras et jambes.
« Par ici ! crie Vishram. Venez ! »
Il prend Debâ dans ses bras. Le visage du jeune homme est gravement brûlé, sa peau sent l’ultraviolet. Il ne cesse de se frotter les yeux.
« Ça fait mal ! gémit-il. Ça fait mal, bordel, ça fait mal ! »
Vishram le fait se retourner et la bulle grossit à nouveau, d’un bond titanesque, prodigieux. Vishram se retrouve face à une paroi de lumière, intense, aveuglante, mais dans cette lumière, il croit distinguer des formes, des motifs, des scintillements de brillant et de moins brillant, de lumière et d’ombre. De blanc et de noir. Il observe, fasciné. Jusqu’à l’apparition d’une sensation de brûlure sur sa peau.
Marianna Fusco prend Debâ par l’autre épaule et aide Vishram à l’emmener en sécurité. Les actionnaires de Ray Power ont reculé dans la zone la plus éloignée du symétrique charbâgh. Vishram trouve étrange, et en même temps humain, que personne ne soit parti.
« État des lieux ? » demande-t-il à Sonia Yâdav. Les sirènes vont arriver d’un instant à l’autre, il espère que ce sont des ambulances. Et cet avion est vraiment tout près.
« Nos ordinateurs téléchargent à une vitesse incroyable, dit-elle.
— Où ?
— Dans ça.
— On peut faire quelque chose ?
— Non, répond-elle simplement. Ce n’est plus entre nos mains. »
Tu as ce que tu veux, supplie-t-il en s’adressant à la sphère de lumière. Tu n’as pas besoin de faire quoi que ce soit d’autre. Ferme juste la porte et va-t’en. Et au moment où il formule cette pensée se produit un second éclair de lumière accompagné d’un énorme coup de tonnerre d’air, de lumière, d’énergie et d’espace-temps se précipitant dans un vide absolu, et quand la vue lui revient, Vishram voit deux choses.
D’abord, un large cratère parfaitement hémisphérique et parfaitement lisse à l’emplacement du centre de recherches de Ray Power.
Mais aussi une ligne de soldats en tenue de combat complète qui traversent, au présentez armes, la belle pelouse arrosée derrière un homme grand et mince qui porte un bon costume, arbore un vilain début de barbe et tient un pistolet à la main.
« Votre attention s’il vous plaît ! crie celui-ci. Personne n’est autorisé à partir. Vous êtes tous en état d’arrestation. »
Lisa Durnau trouve Thomas Lull agenouillé sur l’herbe, les mains toujours entravées par une attache en plastique noir. Il est au-delà des larmes, au-delà de la douleur. Il ne reste qu’un calme terrible. Elle s’assoit tant bien que mal près de lui sur l’herbe, tire avec ses dents sur ses propres liens en plastique.
« Elles sont parties, dit Thomas Lull en prenant une longue inspiration frémissante.
— La force de contre-expansion a dû pénétrer dans les dimensions repliées, avance Lisa Durnau. C’était un sacré risque…
— J’ai regardé dedans, murmure Thomas Lull. Pendant qu’on la survolait en arrivant, j’ai regardé dedans. C’était le Tabernacle. »
Mais comment ? aurait demandé Lisa Durnau si Thomas Lull ne s’était laissé tomber sur le dos, ses mains entravées sur son petit ventre, les yeux levés vers le soleil.
« Elle leur a montré qu’il n’y avait rien ici pour eux, continue-t-il. Rien que des gens, rien que de sales humains. J’aime à penser qu’elle a fait un choix, pour les gens. Pour nous. Malgré tout… Malgré tout…» Lisa Durnau voit son corps frissonner et sait que ce qu’il y a au-delà des larmes ne tardera pas. Elle n’a jamais connu cela. Elle détourne les yeux. Elle a déjà vu par le passé à quoi ressemblait Lull détruit et elle ne veut plus jamais revoir cela.
M. Nanda aimerait par-dessus tout passer son doigt dans son col pour le desserrer. La chaleur est oppressante, dans ce couloir, car l’aeai de climatisation suit les pratiques éthiques de Ray Power et rechigne, au nom de l’efficacité énergétique, à provoquer de subites modifications du microclimat. Mais le soleil a percé les nuages de mousson, et la façade de verre du QG de M. Nanda est une machine à sudation. Son costume est froissé. Sa peau cireuse de sueur. Il craint de dégager une odeur corporelle désagréable que ses supérieurs sentiront dès qu’il entrera dans le bureau d’Arora.
M. Nanda pense qu’il a du sang sur les chaussures.
Les aeais de climatisation. Des djinns même dans les conduits d’aération. De son siège, il peut baisser les yeux sur sa ville, comme il l’a fait toutes les fois où il lui a demandé d’être son oracle. Il n’y a maintenant plus rien. Ma Vârânacî est abandonnée aux djinns, pense-t-il.
Les nuages avancent, la lumière évolue en rayons et en puits. M. Nanda grimace quand un éclat de lumière apparaît soudain dans le vert des faubourgs à l’ouest. Un héliographe, à lui seul destiné, de l’hémisphère de cent mètres creusé par un espace-temps extraterrestre à l’emplacement qu’occupait la R & D de Ray Power. Précis jusqu’au niveau quantique, un miroir parfait. Il le sait, parce qu’il était là-bas, il a tiré, tiré, tiré encore sur son propre reflet déformé jusqu’à ce que Vik le plaque au sol et lui arrache le pistolet-dieu du poing. Vik, dans ses chaussures chuintantes et inadaptées de rock-boi.
Il revoit encore les chaussures de sa femme, si bien rangées en paires comme des mains en train de prier.
Ils vont se mettre d’accord sur un scénario, derrière la porte d’Arora. Dire qu’il a outrepassé son autorité. Fait un usage excessif de la force. Mis en danger le public. Le ministre de l’Énergie menottes aux poignets… Mesures disciplinaires. Suspension. Bien entendu. Ils sont obligés. Mais ils ignorent qu’ils ne peuvent plus rien lui faire, désormais. M. Nanda sent un début de brûlure acide dans son œsophage. Tant de trahisons. Ses supérieurs, son ventre, sa ville. Il gomme les shikharas et mandapas sans foi de Vârânacî, imagine les campaniles, piazzas et duomos de Crémone. La Crémone de son esprit, la seule ville éternelle. La seule véritable cité.
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