Il lui serre à nouveau la main, fermement, résolument, et regagne son véhicule. Tal et lui échangent un très bref coup d’œil.
« C’est le politicien ? demande le taxi-wallah en reculant pour laisser passer la Mercedes.
— C’était Shahîn Badûr Khan », confirme Tal, trempé, sur la banquette arrière près de Nadja. « Le chef de cabinet de feu Sajida Rânâ.
— Bon sang ! » s’exclame le chauffeur en suivant Shahîn Badûr Khan et en klaxonnant les premiers chars à bœufs à se montrer sur cette petite route de campagne. « Le Bhârat, c’est quand même quelque chose ! »
La banque grâmîn de Jamshedpur consiste en une douzaine de sâthins campagnardes gérant des projets de microcrédit sur plus de cent villages. La plupart n’ont jamais quitté la campagne profonde du Bihâr et certaines ne se sont jamais rencontrées physiquement, mais elles détiennent cinquante lâkhs d’actions ordinaires de Ray Power. Leur agent aeai est une mignonne petite bîbî 2.1, potelée et souriante, au visage chiffonné par la vie et à la bindî rouge vif, qui serait tout à fait crédible en tante de la campagne dans un épisode de Town and Country. Elle salue Vishram d’un namasté dans sa vision hoek.
« Pour la résolution », dit-elle doucement, comme une mère, avant de disparaître.
Vishram a effectué le calcul mental avant qu’Inder puisse le rendre sous forme de graphique dans sa vision intérieure. KHP Holdings est le suivant sur la liste, avec ses dix-huit pour cent, de loin le plus gros actionnaire individuel en dehors de la famille. Si Bhardwaj vote oui, Vishram remporte la mise. S’il vote non, il faudra à Vishram onze des vingt paquets restants pour gagner.
« Monsieur Bhardwaj ? » interroge-t-il, les mains à plat sur la table. Il ne peut pas les lever : elles laisseraient deux nébuleuses empreintes de sueur de la taille de ses paumes.
Bhardwaj ôte ses lunettes à forte monture en titane et essuie par tactique un endroit gras avec un tissu en microfibre. Il exhale bruyamment par le nez.
« C’est une procédure des plus irrégulières, commence-t-il. Tout ce que je peux dire, c’est que sous M. Ranjît Ray, ce ne serait jamais arrivé. Mais la proposition est généreuse et nous ne pouvons l’ignorer. Je la recommande donc et vote en faveur de la résolution. »
Vishram s’autorise un léger spasme mental du poing et des mâchoires, un petit yes ! Même le soir du concours Drôlement Drôle, le public ne lui avait pas fait un effet comparable à ce murmure qui court autour de la table et signifie que tout le monde a procédé au même calcul. Vishram sent la cuisse de Marianna presser un instant la sienne sous le plan transparent de nano-diamant. Un mouvement à la périphérie de son champ de vision lui fait lever les yeux. Sa mère sort discrètement de la salle.
Il entend à peine les formalités du reste du vote. Sous le choc, il remercie les actionnaires et administrateurs de leur confiance dans le nom et la famille Ray. En pensant : gagné. Gagné. Putain, j’ai gagné. En assurant l’assemblée qu’il ne les décevra pas, qu’ils ont assuré un avenir formidable à cette formidable compagnie. En se disant qu’il va emmener Marianna Fusco dans un restaurant, le meilleur qu’on puisse trouver dans la capitale d’un pays envahi dont la Première ministre vient de se faire assassiner. En invitant chacun à l’accompagner au bout du couloir afin de voir précisément l’avenir pour lequel ils ont voté. En pensant à de gros nœuds sur une écharpe de soie.
C’EST COMME MENER DES VEAUX, reçoit-il comme message de Marianna Fusco tandis que sur le sol d’érable marqueté représentant le Râmâyana, le personnel de Ray Power essaye de faire avancer membres du conseil, chercheurs, invités, personnes égarées ainsi que ces journalistes de second plan qu’on pouvait ne pas mettre sur la Grande Histoire du Jour. Le remous des corps conduit Vishram et Râmesh, plus grand d’une tête, en orbite.
« Vishram. » Le grand frère a un large sourire empli de sincérité. Un sourire à l’air extraterrestre. Dans le souvenir de Vishram, Râmesh est toujours sérieux, perplexe, tête baissée. Sa poignée de main est ferme et prolongée. « Bien joué.
— Te voilà riche, maintenant, Ram. »
Râmesh réagit par un geste caractéristique : il incline la tête et tourne les yeux vers le haut, comme pour chercher la réponse dans les cieux.
« Oui, j’imagine, et à un point presque indécent. Mais tu sais, en fait, je m’en fiche. Tu peux faire un truc pour moi : trouve-moi du boulot sur ce projet de point zéro. S’il est comme tu dis, j’ai passé ma vie professionnelle à chercher dans la mauvaise direction.
— Tu vas assister à la démonstration.
— Je ne la raterais pour rien au monde. Enfin, pour rien à l’univers, devrais-je dire. » Il rit avec nervosité. Troisième règle de la comédie, pense Vishram Ray : ne jamais rire de ses propres plaisanteries. « Je crois que Govind veut te parler. »
Il a répété cela de tant de manières différentes, de tant de voix différentes, avec tant de nuances et postures, mais il oublie tout cela dans les quelques instants dont il a besoin pour repérer Govind dans la foule. Il ne peut pas tourner son artillerie sur ce petit homme potelé et suant qui sourit timidement dans son costume trop étroit.
« Désolé », dit-il en tendant la main. Govind secoue la tête et serre la main.
« Voilà bien pourquoi je persiste à dire que tu ne réussiras jamais dans les affaires, frérot. Trop gentil. Trop poli. Tu as gagné aujourd’hui, tu t’es assuré une grande victoire, profites-en ! Apprécie-la. Jubile. Fais-moi à nouveau expulser du bâtiment par ta sécurité.
— Tu connais déjà ce numéro. »
Les chargés des relations publiques de Ray Power ont poussé le troupeau à avancer, laissant Vishram et Govind seuls dans le couloir. Govind tient la main de Vishram bien serrée dans la sienne.
« Notre père serait fier, mais je continue à penser que tu mèneras cette compagnie à sa perte, Vishram. Tu as le punch, tu as le charisme, tu as le show-biz et il y a un endroit pour ça, mais ce n’est pas de cette manière qu’on dirige une entreprise. J’ai une proposition. Le destin de Ray Power et celui de la famille Ray n’ont jamais été d’être divisés. J’ai des accords verbaux avec des investisseurs extérieurs, mais rien n’est rédigé, rien n’est signé.
— Une re-fusion, comprend Vishram.
— Oui. Dont je dirigerais la partie opérationnelle. »
Vishram ne peut lire ce public.
« Je te donnerai une réponse en temps voulu, assure-t-il. Après la démonstration. Maintenant, j’aimerais te montrer mon univers.
— Juste une chose, reprend Govind tandis que leurs semelles claquent doucement sur l’érable marqueté. D’où venait l’argent, dis-moi ?
— D’un vieil allié de notre père », indique Vishram, et tandis qu’il entend subliminalement le bruit qu’un comédien redoute le plus – celui de ses propres pas qui s’éloignent –, il s’aperçoit qu’aucun des nombreux scénarios qu’il a répétés sans s’en servir ne portait sur ce qu’il aurait fait en cas de bide à la table en diamant.
Ils trouvent un peu de place par terre près de la porte, sous la couchette baissée d’un agent de bord. Ils s’y barricadent avec leurs valises bleues résistantes au choc et se blottissent l’un contre l’autre comme des enfants. Les portières sont verrouillées, et Pârvati n’arrive à voir, par leur minuscule hublot de verre fumé, que le ciel couleur de sa propre pluie. La porte de communication lui donne un aperçu du wagon suivant. Les corps sont pressés contre le plastique rugueux, aplatis d’une manière troublante. Pas des corps : des gens, des vies comme la sienne qui ne peuvent continuer à avoir un sens à Vârânacî. Les voix sont noyées par le bourdonnement des moteurs, par la vibration des rails. Elle trouve ahurissant qu’une chose si affreusement surchargée puisse bouger même d’un pouce, mais la pression de l’accélération au fond de son ventre et celle de sa nuque sur les nervures de la paroi en plastique lui disent que l’express pour Râyapur prend de la vitesse.
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