Le bleu, qui l’attire vers le fond. Il croit voir un motif se dégager ; dans la fascination d’agonie des neurones qui s’éteignent les uns après les autres, il distingue un visage. Un visage féminin. Qui sourit. Viens, Shiv. Priyâ ? Saï ? Respire. Il faut qu’il respire. Il lutte, se débat. Il a une érection énorme dans son pantalon de combat lourd d’ésotériques cyberarmes, et il sait ce qui doit se passer. Mais Yogendra n’aura pas le cryptage. Respire. Il ouvre la bouche et les poumons, le bleu se rue à l’intérieur et il voit dans les dernières lueurs de son cerveau ce qui est là en bas. Ce n’est ni Saï, ni Priyâ. C’est le visage doux et plein de bonté de la femme qu’il a confiée au fleuve, la femme dont il a volé les ovaires pour rien, la femme qui sourit, qui lui fait signe de la rejoindre dans le fleuve, le bleu, la rédemption.
« La première règle de la comédie, déclare Vishram Ray en vérifiant l’agencement de son col dans le miroir des toilettes messieurs, c’est la confiance en soi : tous les jours, par tous les moyens, nous semblons très sûrs de nous.
— Je croyais que la première règle de la comédie était…
— … le timing », interrompt-il Marianna Fusco, assise sur le rebord du lavabo voisin. Inder et divers subalternes dont Vishram ne soupçonnait même pas l’existence avaient interdit l’accès des toilettes du Centre de Recherches, sans considération de l’état de la vessie ou des intestins de la personne. « Elle vient en deuxième place. Je te parle du Manuel de la Comédie de Vishram Ray. »
Mais il n’a jamais eu aussi peur depuis la première fois que, muni d’une idée de blague sur les voyages aériens à prix cassés, il s’est avancé dans la lumière d’un projecteur tombant sur un micro à pied chromé. Impossible de trouver un endroit où se cacher, derrière ce micro. Impossible aussi dans cette pièce boisée minimaliste dont la table en carbone de construction occupe le centre. Parce qu’à vrai dire, son timing est merdique. Convoquer un conseil d’administration primordial en pleine crise provoquée par un assassinat, avec les tanks ennemis alignés à un jour de distance côté soleil couchant. Et juste histoire d’ajouter une cerise météorologique sur le gâteau, c’est la mousson. Non, rectifie mentalement Vishram Ray en vérifiant son rasage dans le miroir, mon timing est parfait : c’est une vraie comédie.
Alors pourquoi a-t-il l’impression que dix-huit cancers différents le rongent de l’intérieur ?
Il est bien rasé, son après-rasage rentre dans les limites acceptables, manchettes OK, boutons de manchettes aussi.
L’action des produits chimiques débarrasse merveilleusement bien l’esprit des Kâlî, des brâhmanes et des multivers de la théorie Étoile-M. La comédie se joue toujours dans l’instant. Et la véritable première règle, dans le Manuel de la Comédie ou dans celui des Affaires, c’est la persuasion. Rire, tout comme se séparer d’une partie de sa richesse, est une faiblesse volontaire.
Veste, OK, chemise, idem, chaussures impeccables.
« Prêt pour le show ? » demande Marianna Fusco en croisant les jambes d’une manière qui donne envie à Vishram d’enfouir le visage entre elles. « Hé, l’humoriste. » D’un geste très désinvolte, elle indique la petite ligne de coke bien nette sur le marbre noir. « Juste au cas où.
— Lenny Bruce n’était pas desî », dit Vishram. Il souffle pour détendre sa respiration. « En piste. » Marianna Fusco glisse au bas de son perchoir de marbre et envoie la ligne dans la cuvette du lavabo.
Si elle lui avait proposé une cigarette…
Vishram s’enfonce à grandes enjambées dans le couloir. Ses semelles ne crissent que très peu sur la marqueterie encaustiquée, et Marianna et Inder qui le suivent le voient grandir un peu à chaque pas en taille et en fierté. Le chauffeur de salle s’occupe du public, il le travaille, il y fait circuler le courant, vous sur la gauche, tapez dans vos mains, vous sur la droite, sifflez, et vous là-haut au poulailler, rugissez ! Pour ! Monsieur ! Vishraaaaaaaaaaam ! Ray !
Les portes en bois sculpté s’ouvrent et tous les visages autour de la table transparente se tournent vers Vishram. Ses accompagnatrices se séparent sans un mot pour gagner les sièges qui leur sont assignés, Inder à sa droite, Marianna sur sa gauche, près de leurs conseillers. Inder les a fait répéter depuis cinq heures du matin. Tout en posant son palmeur et son porte-documents en bois richement marqueté (pas de cuir : principe éthique d’une compagnie électrique hindoue ) à leur place en bout de table, Vishram salue d’un signe de tête Govind à droite et Râmesh à gauche. Râmesh, remarque-t-il, a au moins investi dans un costume correct. Sa barbe semble un peu moins inégale. Des signes. Aucune différence entre un one-man-show et une réunion d’affaires : tout est histoire de lecture des signes. L’équipe de Vishram attend que son chef s’assoie. Les conseillers se dévisagent les uns les autres. Vishram jette un coup d’œil aux actionnaires. Inder-en-ligne dispose d’une intelligente petite fonctionnalité de briefing qui fournit automatiquement à Vishram un portrait, un degré de contrôle, l’historique des votes et les probabilités de vote sur les résolutions du jour. De nombreux actionnaires ne sont que virtuellement présents, soit par liaison vidéo, soit par l’intermédiaire d’agents aeais modelés sur leurs personnalités. Aucune salle de conseil d’administration américaine ne reconnaîtrait là une démocratie d’actionnaires. Vishram désactive l’intelligent petit outil d’Inder. Il fera ça à l’ancienne, à la one-man-show. Il traquera les discrets répits, le potentiel d’une bouche à se mettre à sourire, l’invitation au coin des yeux qui dit vas-y, distrais-moi.
Les lignes de combat n’ont absolument rien d’évident. Même dans sa propre division, il y a des actionnaires incontournables comme SKM ProSearch qui se prononceront contre lui. Trop serré pour appeler au vote. Un coup d’œil à Inder, un autre à Marianna. Vishram Ray se lève. La bulle des conversations autour de la table éclate.
« Mesdames, messieurs, actionnaires matériels et virtuels de Ray Power. » Les portes de la salle du conseil s’ouvrent. Juste devant lui, sa mère se glisse à l’intérieur et s’assied près du mur. « Merci à tous d’être venus ce matin, pour certains au prix de considérables risques personnels. Cette réunion ne peut que se voir assombrie par les récents événements, plus particulièrement par le brutal assassinat de notre Première ministre, Sajida Rânâ. Je ne doute pas qu’en ce moment même, vous partagez tous mes pensées et condoléances pour la famille Rânâ. » Un murmure d’assentiment tout autour de la table. « Je soutiens pleinement quant à moi les efforts de notre nouveau Gouvernement de Salut National pour rétablir l’ordre et nous faire retrouver nos forces. Certains d’entre vous n’ont pu manquer de s’interroger sur l’opportunité de maintenir cette réunion à la lumière de la situation politique. Je pourrais vous dire que je n’aurais jamais procédé de cette manière si je n’avais senti que cela relevait de l’intérêt supérieur de cette compagnie. C’est le cas, mais il y a un autre principe qu’il faut selon moi respecter dans de tels moments. Le monde a les yeux fixés sur le Bhârat, et je crois qu’il faut lui montrer que, du moins en ce qui concerne Ray Power, les affaires continuent. »
Un hochement de tête collectif, de petits applaudissements discrets. Vishram inspecte la salle du regard.
« La plupart d’entre vous sont certainement surpris d’assister aussi rapidement à un nouveau conseil d’administration de Ray Power. Cela ne fait que deux semaines que mon père a, si vous me passez l’expression, lâché sa bombe. Ces quinze jours ont été animés et bien remplis, je peux vous l’assurer, et mieux vaut que je vous mette tout de suite en garde : le présent conseil, j’en ai la ferme intention, sera tout aussi surprenant… ou transformateur. »
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