« Ils vous auraient dévoré les pieds jusqu’à l’os en vingt secondes, annonce Râmânandâchârya.
— Ta gueule, le gros. » Shiv le gifle à nouveau, parce qu’il a eu peur des robots-scarabées. Râmânandâchârya fait un pas, un autre. Le cercle de robots avance avec lui. Yogendra effleure l’entrejambe du datarâja de la pointe de son couteau.
La colonnade du temple est la même lamentable et dégoulinante coquille de plâtre recouverte de graffitis et de barbouillages à motifs religieux populaires que Shiv a observée du créneau, mais la signature Kirlian de Râmânandâchârya active les rangées de lampes à large faisceau bleu, et Shiv s’aperçoit qu’il retient son souffle. Le suddhâvâsa à l’intérieur est un cube de plastique translucide, aux arêtes luisantes dans la vive lumière bleue. Les robots-scarabées reprennent leurs évolutions orbitales. Râmânandâchârya lève les mains vers le yoni en plastique translucide du sas. Un pavé numérique apparaît sur la surface fluctuante. Le datarâja va pour entrer un code, le couteau luit et il pousse un cri en s’agrippant la main. Du sang coule d’une très fine incision sur son index droit.
« Toi, tu le fais. » Yogendra fait signe à Shiv avec sa lame.
« Quoi ?
— Il pourrait avoir des trucs, des pièges, des choses qu’on ne sait pas. Il pense que de toute manière, il est mort dès qu’on aura ce qu’on veut. Sers-toi du code. »
Les yeux de Râmânandâchârya s’écarquillent en voyant Shiv sortir le palmeur et commencer à entrer le mot de passe.
« Où avez-vous eu ça ? Dane ? Où est Dane ?
— À l’hôpital, répond Shiv. Il a donné sa langue au chat. » Yogendra ricane. Le pavé se fond à nouveau dans la surface du plastique intelligent (que Shiv trouve plus cool qu’il ne l’admettra jamais devant un chûtiyâ comme Râmânandâchârya) et la porte s’ouvre avec un déclic très peu spectaculaire.
Le système de décryptage est un garbhagriha lumineux en plastique assez petit pour que Shiv sente la claustrophobie le démanger.
« Où est l’ordinateur ? demande Shiv.
— C’est l’ensemble », répond le datarâja qui, d’un geste, rend les parois translucides. Elles révèlent leur tissage de circuits protéiniques aussi dense que la soie de Vârânacî, ou que des fibres nerveuses. Des fluides bouillonnent autour des neurones artificiels. Shiv s’aperçoit qu’il frissonne dans sa tenue de combat trempée.
« Pourquoi est-ce qu’il fait si froid dans ce putain de truc ?
— Mon unité de traitement central quantique doit rester en permanence à basse température.
— Ta quoi ? »
Râmânandâchârya passe les mains au-dessus de la seule irrégularité dans la paroi de plastique : une culasse en titane rainurée.
« Il rêve en code », dit-il. Shiv se penche pour déchiffrer l’inscription sur le disque métallique. Sir William Gates.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Une âme immortelle. Du moins, c’est ce qu’il croyait. Des souvenirs téléchargés, un bodhisoft. La manière dont les Américains s’imaginent l’emporter sur la mort. L’un des plus grands esprits de sa génération… tout ça, c’est à cause de lui. Maintenant, il travaille pour moi.
— Trouve-moi juste ce fichier et mets-le là-dessus. » Shiv frappe Râmânandâchârya sur la tempe avec le palmeur.
« Oh, pas le cryptage du Tabernacle, la CIA va me tuer, je suis un homme mort », supplie Râmânandâchârya, avant de fermer son clapet stupide et de faire apparaître sur le plastique un autre pavé numérique pour entrer une courte séquence. Shiv pense à l’âme gelée. Il a lu des articles sur ces trucs, qui tournent en rond dans des bracelets de céramique supraconductrice. Tout ce qui fait une vie : son sexe, ses livres, sa musique et ses magazines, ses amis, dîners et tasses de café, ses maîtresses et ennemis, les instants où on lève les poings en criant jaï ! et ceux où on veut tout détruire, le tout réduit à quelque chose qu’on donne à une femme dans un bar pour qu’elle se le mette au poignet.
« Juste un truc, dit Râmânandâchârya en rendant le palmeur chargé à Shiv, vous le voulez pour quoi faire ?
— N.K. Jîvanjî veut parler aux types de l’espace », répond Shiv. Il glisse le palmeur dans une des nombreuses poches de son pantalon. « Tirons-nous. » Le truc avec l’anneau ouvre à nouveau la mer de robots-scarabées ; Shiv lit sur le visage de Râmânandâchârya qu’il croit qu’ils vont le libérer, puis voit l’expression de ce visage changer quand Yogendra pousse le datarâja en avant avec son pistolet-mitrailleur. Un gros homme qui se mouille de peur n’a rien d’un spectacle agréable ou édifiant. Shiv frappe à nouveau le captif.
« Voudriez-vous arrêter ça, c’est très ennuyeux », s’emporte Râmânandâchârya.
Yogendra le force à les raccompagner, par l’entrée des touristes, jusqu’à l’ancien camp militaire indien. Ils se glissent par la brèche pratiquée dans le revêtement. Shiv enfourche sa moto, lance le moteur. Vaillants petits moteurs japonais. Il cherche Yogendra du regard, le découvre penché sur Râmânandâchârya à genoux, le canon du Stechkin dans la bouche du datarâja. Il le lèche. Il promène sa langue sur le pourtour du canon, le léchant le lapant l’aimant. Yogendra sourit.
« Laisse-le ! »
Yogendra fronce les sourcils, sincèrement, profondément contrarié.
« Pourquoi ? On en a terminé avec lui.
— Laisse-le. Il faut qu’on se tire.
— Il peut nous faire poursuivre.
— Laisse-le ! »
Yogendra ne bouge pas.
« Et merde ! » Shiv met pied à terre, sort une série de mines-taser qu’il dispose en cercle autour de Râmânandâchârya. « Laisse-le, maintenant. » Yogendra hausse les épaules, relève son pistolet-mitrailleur qu’il range dans une poche de son pantalon. Shiv actionne l’interrupteur qui arme les mines.
« Merci merci merci, pleure Râmânandâchârya.
— Ne supplie pas, j’ai horreur de ça, répond Shiv. Un peu de dignité, bordel. » Nawâb de cette saloperie de Chunar. On va voir si une seule de tes quarante nanas couchera avec toi après ça. Shiv tourne la poignée des gaz et s’éloigne sur la moto-cross japonaise, Yogendra dans sa roue. Mission accomplie, inutile de se cacher ou de prendre des précautions. C’est pleins phares et moteur rugissant qu’ils retraversent l’agglomération, passent devant l’œuf luisant du centre de données et laissent derrière eux la dernière lumière de Chunar. Ils exultent. C’est fait. Ils l’ont et ils s’en vont. Un début d’aube détrempée de pluie éclaire l’horizon à l’est, et Shiv réalise que lorsque le jour se lèvera vraiment, il sera rentré dans sa ville, il aura récupéré sa récompense, toutes ses dettes seront réglées et il sera libre, il sera un râja et personne n’osera à nouveau dire le contraire. Il laisse échapper un cri de joie, envoie sa moto foncer follement d’un côté à l’autre de la route, aboie hurle glapit des cris plus cinglés que tous ceux de ces chacals cinglés cachés dans la nuit. Il frôle délibérément le bord mou de la route, se moquant du bitume crevassé, du gravier traître. Rien ne peut atteindre Shiv Faraji.
En revenant au milieu de la route, Shiv l’entend. Des pieds qui courent dans ce début d’aube campagnard. Des pieds recouverts de titane, qu’il sent dans la suspension de la moto autant qu’il les entend, des pieds qui gagnent sur eux, avancent plus vite que ne peut avancer une chose vivante. Shiv regarde par-dessus son épaule. La lumière dans le ciel lui suffit pour distinguer leur poursuivant. Le corps gardé près du sol, calme, équilibré, il court sur deux jambes solides comme une espèce d’oiseau-démon monstrueux lâché sur eux depuis le haut château. Il gagne progressivement du terrain. Un coup d’œil au compteur apprend à Shiv qu’il roule à plus de quatre-vingts.
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