Un jour, dans une conférence, elle s’était effondrée, épuisée par l’avion/le train/le taxi, dans un fauteuil en cuir de l’entrée face à un délégué africain quasiment allongé sur un siège. Elle lui avait adressé un signe de tête, les yeux écarquillés, abasourdie, hooooooooo. Il lui avait rendu son signe de tête en plaquant ses mains sur les accoudoirs. « Je laisse juste mon âme rattraper son retard sur moi. » C’est ce dont elle a besoin. Se rattraper elle-même. Trouver un moment hors de la succession des événements, un instant rempli ni par quelqu’un, ni par quelque chose, ni par un problème qui approche d’elle figé dans les phares de l’histoire. Arrête de réagir, prends le temps, prends du recul, laisse ton âme rattraper son retard sur toi. Elle meurt d’envie d’aller courir. À défaut, elle passe un peu de temps avec un fleuve sacré.
Elle regarde Thomas Lull. Dans sa manière de s’appuyer au bastingage, elle voit quatre ans, elle voit l’incertitude, elle voit l’assurance qui diminue, l’ardeur et l’énergie qui s’apaisent. Depuis combien de temps n’as-tu pas brûlé de passion pour quelque chose ? se demande-t-elle. Elle voit un quinquagénaire qui pense chaque jour à la mort. Elle ne voit presque plus rien de l’homme avec qui elle a eu d’indécentes relations sexuelles adultes dans une douche d’Oxford. C’est définitivement terminé, pense-t-elle, en se sentant désolée pour lui. Il a l’air tellement fatigué.
« Dis-moi donc, L. Durnau, t’arrive-t-il, à l’occasion, de croiser Jen ?
— De temps en temps, au centre commercial, ou parfois à un match des Jayhawks. Elle a quelqu’un d’autre.
— Je m’en doutais déjà avant. Tu sais. De la manière dont on sent qu’il y a quelque chose. Les hormones ou je ne sais quoi. Elle a l’air heureuse ?
— Plutôt. » Lisa Durnau anticipe l’inévitable question suivante. « Pas de poussettes. »
Il regarde la berge qui défile, les shikharas blancs des temples, flous devant les nuages de pluie de l’autre côté de la ligne sombre des arbres. Des buffles se prélassent dans l’eau, levant la tête pour éviter la vague d’étrave de l’hydroptère.
« Je sais pourquoi Jean-Yves et Anjâlî ont fait ça, pourquoi ils lui ont laissé cette photo. Je me demandais pourquoi ils avaient affublé leur projet d’un défaut congénital. Anjâlî ne pouvait pas avoir d’enfants, tu sais.
— Aj était leur fille de substitution.
— Ils avaient le sentiment de lui devoir la vérité. Mieux valait pour elle découvrir sa vraie nature plutôt que de vivre une vie d’illusions. Être humain, c’est ne pas avoir d’illusions.
— Tu n’es pas d’accord avec ça.
— Je n’ai pas ta sévérité calviniste. L’illusion ne me gêne pas. Je ne pense pas que j’aurais eu le courage ou l’insensibilité de lui faire ça. »
Sauf que tu es parti, toi aussi, pense Lisa Durnau. Tu as toi aussi abandonné amis, carrière, réputation, maîtresses, ça a été facile pour toi de tourner le dos et de partir sans jamais un regard en arrière.
« Mais elle est venue te chercher, toi, dit-elle.
— Je n’ai pas de réponses pour elle. Pourquoi doit-on avoir des réponses ? On naît en ne sachant foutrement rien, on passe sa vie à ne foutrement rien savoir, et une fois mort, on ne sait plus jamais rien à rien. C’est ce qui en fait le mystère. Je ne suis le gourou de personne, ni le tien, ni celui de la NASA, ni celui d’une aeai. Tu sais quoi ? Tous ces articles, ces apparitions télévisées, ces conférences… j’inventais au fur et à mesure. Voilà tout. Alterre ? Rien qu’un truc que j’ai inventé un jour. »
Lisa Durnau agrippe la rambarde des deux mains.
« Lull, Alterre n’existe plus. »
Elle n’arrive pas à lire son expression, son comportement, ses muscles. Elle essaye de provoquer une réaction.
« C’est fini, Lull, il n’y a plus rien. Les onze millions de serveurs, tous plantés. Disparus. »
Thomas Lull secoue la tête. Thomas Lull fronce les sourcils. Son front se plisse. Puis Lisa voit sur son visage une expression qu’elle connaît très bien : la perplexité, l’émerveillement, l’illumination d’une idée.
« Quelle a toujours été l’hypothèse derrière Alterre ? demande-t-il.
— Qu’un environnement simulé…
— … pourrait finir par produire une véritable intelligence. » Les mots déferlent. « Et si nous avions réussi au-delà de toutes nos espérances ? Si Alterre n’avait pas engendré l’intelligence, mais que le tout avait pris vie… conscience… Kalkî est le dixième avatar de Vishnu. Il est là au sommet de la pyramide évolutionnaire d’Alterre, il conserve et protège toute vie, tout procède de lui ou est de sa substance. Il tend alors le bras et s’aperçoit de la présence d’un autre monde vivant, distinct, déconnecté, complètement étranger. Est-ce une menace, une bénédiction, quelque chose de totalement autre ? Il faut qu’il sache. Il faut qu’il le connaisse.
— Mais si Alterre a planté…»
Il se mord la lèvre inférieure, se tait, s’assombrit, les yeux fixés sur la pluie qui tombe dans le grand fleuve. Lisa Durnau essaye de faire le compte des impossibilités qu’il a eues à prendre en compte. Au bout d’un moment, il tend la main. « Donne-moi ce truc. Il faut que je retrouve Aj. Si Vishnu a disparu, elle est déconnectée du réseau. Toute sa vie est illusion et maintenant, même les dieux l’ont abandonnée. Que va-t-elle penser, que va-t-elle ressentir ? »
Lisa sort la Table de son étui en cuir souple et la passe à Thomas Lull. L’appareil carillonne une gamme grave. Surpris, Thomas Lull manque le lâcher. Lisa le rattrape avant son moksha dans le Gangâ. Une voix et une image apparaissent dans sa perception : Daley Suarez-Martin.
« Il s’est passé quelque chose au Tabernacle. Ils obtiennent un nouveau signal. » La Table affiche un quatrième visage, un homme, un Bhâratî, cela est évident même dans l’image basse résolution de l’automate cellulaire : un homme aux traits tirés et aux attaches fines. Lisa Durnau distingue le col d’une veste à la Nehru. Elle lui trouve le visage horriblement triste. Une ligne d’identification est jointe.
« Je pense que vous feriez mieux de trouver votre ami au plus vite, dit-elle. Cet homme s’appelle Nanda. C’est un flic Krishna. »
Elle fuit la maison dans la lumière grise. La pluie tombe sur la bastî Scindia. Les pieds nus des femmes prenant de l’eau aux pompes ont transformé les ruelles en boue fétide. Les égouts débordent. Les hommes aussi s’activent dans l’aube, pour acheter et vendre, peut-être pour se louer au creusement d’une tranchée nécessaire à la pose d’un câble, peut-être pour prendre une tasse de châï ou voir s’il reste quelque chose de la ville. Ils suivent des yeux la fille au tilak Vishnu qui les bouscule au passage, courant comme si elle avait Kâlî aux trousses.
Les yeux dans le noir de la maison près du pied gauche du pylône. « Nous sommes pauvres, nous n’avons rien qui pourrait vous intéresser, laissez-nous en paix, s’il vous plaît. » Puis le frottement et la lueur d’une allumette, un arc de cercle lumineux tandis qu’on en approche la flamme de la mèche d’un petit diyâ en argile, le bourgeon de lumière qui enfle et remplit la pièce au sol de terre battue. Et ensuite, les cris de peur.
Les véhicules vrombissent dans sa direction ; le métal surgit, immense, puis s’estompe dans la pluie. Des voix tonnent, des corps qui semblent grands comme des nuages se pressent contre elle. Un fleuve de mouvement et de danger alimenté en alcofuel. Elle est dans la rue, elle ne sait pas comment. Les certitudes et supervisions divines de la nuit se sont évaporées à la lumière. Pour la première fois, il n’y a aucune distinction nette entre dieu et humain. Elle n’est pas sûre de pouvoir retrouver le chemin de l’hôtel.
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