Aidez-moi.
L’horizon grouille des motifs chaotiques et moirés de dieux s’entremêlant, se brouillant, coulant, se régénérant en étranges nouvelles configurations.
« Qu’est-ce que tu fais dans cette maison ? » Elle pousse un cri et se bouche les oreilles lorsque, dans son crâne, les voix dont elle se souvient lui parlent à nouveau. Les visages des femmes dans la lueur de la lampe à huile, une vieille, une moins âgée, une très jeune. Un gémissement était monté de la gorge de la vieillarde, comme si quelque chose de long et de fragile se déchirait en elle.
« Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as rien à faire ici ! » Une main en une mudrâ contre le mauvais œil. Les yeux écarquillés de peur, mouillés de larmes de la plus jeune. « Sors de cette maison, il n’y a rien ici pour toi. Ne vous y trompez pas. Vous la voyez, vous la voyez ? Vous voyez ce qu’ils ont fait ? Ah, c’est le mal, un djinn, un démon ! » La vieillarde se balance désormais sur les talons, les yeux fermés, en poussant des gémissements. « Éloigne-toi de nous ! Ce n’est pas chez toi, tu n’es pas notre sœur ! »
Supplications jamais prononcées. Réponses jamais données. Questions jamais formulées. Et la vieillarde, la vieille : sa mère, la main devant les yeux comme si Aj l’aveuglait, comme si elle brûlait d’un feu impossible à regarder. Dans la rue, sous la pluie de la mousson, elle pousse un long cri, un gémissement aigu arraché à son cœur. Elle comprend, maintenant.
La peur : chose blanche, sans surface ni texture ni quoi que ce soit sur lequel poser la main pour la bouger ou la manipuler, chose qui donne l’impression d’une pourriture au fond de vous, si bien que vous avez envie de vous rouler en boule et de lui demander de vous ignorer, ce qu’elle ne fait jamais.
La perte mord et bouscule. Elle est pleine de crochets plantés d’un bout à l’autre de votre corps, y compris à des endroits que vous n’auriez jamais imaginés capables de ressentir la perte, comme les pouces et les lèvres, des crochets reliés au vent et à la mémoire par des fils délicats sur lesquels tirent la moindre perturbation, le moindre début de souvenir. Rouge, telle est la couleur de la perte, et elle a l’odeur de roses brûlées.
L’abandon, ce goût nauséeux au fond de la gorge, toujours sur le point de sortir : on dirait le vertige ressenti en marchant au bord d’un grand quai en pierre, si loin au-dessus de la mer qui miroite et s’agite qu’on ne sait pas trop où elle est, mais marron, marron : l’abandon est du marron vide et terne.
Le désespoir : un vrombissement en bruit de fond universel, du bruit gris, moitié bourdonnement, moitié sifflement, un étouffement, effacement, étalement de tout en un gris pastel. La pluie universelle. La capitulation universelle, dans laquelle vous pouvez tendre toujours plus loin vos membres sans jamais toucher quoi que ce soit. L’isolation universelle. C’est le désespoir.
Le jaune est la couleur de l’incertitude, un jaune maladif, un jaune comme la bile, comme la folie, comme les fleurs qui ouvrent leurs pétales autour de vous et tourbillonnent et tournent si bien que vous ne pouvez pas décider laquelle est la meilleure, laquelle est la plus parfaite, laquelle dégage l’arôme le plus somptueux et le plus écœurant ; jaune comme l’acide qui ronge tout ce que vous croyez savoir jusqu’à ce que vous vous retrouviez sur un filigrane de rouille en étant à la fois plus petit que le plus minuscule grain de pollen jaune et vaste au-delà de la vastitude, vaste à en contenir des villes.
Le choc est une pression transie qui essaye de vous écraser le cerveau au fond du crâne.
La trahison est bleu translucide, froide, froide, si froide.
L’incompréhension semble un cheveu sur la langue.
Et la colère est lourde comme un marteau, mais si légère qu’elle peut voler de ses propres ailes, et la rouille la plus sombre, la plus noire.
Voilà ce que c’est d’être humain.
« Pourquoi vous ne me l’aviez pas dit ? » crie-t-elle aux dieux tandis que la rue déferle autour d’elle et que la pluie tombe sur son visage tourné vers le ciel.
Et les dieux répondent : Nous n’en savions rien. Nous n’en avions pas la moindre idée. Et ils disent : Maintenant, nous comprenons. Puis, un par un, ils s’éteignent comme des diyâs dans la pluie.
Shiv n’arrive pas à reconnaître l’odeur. Douce, musquée, elle lui rappelle des choses dont il n’arrive pas à se souvenir complètement. Elle émane du datarâja Râmânandâchârya. C’est un gros con, mais ils le sont tous. Gros et tremblant. Il n’a plus l’air si cool dans ces peignoirs et ces robes de chambre. Shiv déteste par-dessus tout les moustaches mogholes à l’ancienne. Il adorerait les couper, mais il faut que Yogendra garde l’extrémité recourbée de son grand poignard près de l’entrejambe de Râmânandâchârya. D’un petit mouvement du poignet, il peut lui ouvrir l’artère fémorale. Shiv connaît la chirurgie. Le râja se videra de son sang en moins de quatre minutes.
Ils remontent du Pavillon Hastings vers le Temple, marchant sur les pavés mouillés en restant aussi près les uns des autres que des amants ou des poivrots.
« T’en as combien, là-dedans ? » murmure Shiv en poussant Râmânandâchârya de l’épaule. « Hein, combien de femmes, là-dedans ?
— Quarante », répond Râmânandâchârya. Shiv le gifle d’un revers de main. Il sait que ce sont les pilules, elles le rendent impatient, plus audacieux qu’un homme intelligent devrait l’être, mais cette sensation lui plaît.
« Quarante ? Et tu les trouves où, hein ? » Coup d’épaule.
« Partout. Aux Philippines, en Thaïlande, en Russie, partout où en trouve pour pas cher, vous voyez ? » Une autre gifle du revers de la main. Râmânandâchârya a un mouvement de recul. Ils passent devant le robot sentinelle, accroupi sur ses cuisses en acier.
« Y a de gentilles Bhâratîes dans le lot ?
— Quelques-unes du village… ah ! » Shiv frappe plus fort, à présent. Râmânandâchârya se frotte l’oreille. Shiv prend entre les doigts un repli de belle soie aux fils d’or, en éprouve le tissage subtil, la douceur qui rappelle la peau, la légèreté.
« Elles aiment ça, hein ? Toutes ces conneries mogholes ? » Il pousse Râmânandâchârya des deux mains. Le datarâja trébuche sur une marche. Yogendra écarte son couteau d’un geste sec. « T’aurais pas pu être hindou, hein ? »
Râmânandâchârya hausse les épaules.
« C’est un fort moghol », avance-t-il d’une petite voix. Shiv le frappe à nouveau.
« Rien à foutre ! » Il se glisse tout près de son oreille. « Alors, combien de fois, tu… hein ? Par nuit ?
— À l’heure du déjeuner aussi…» La phrase devient cri aigu au moment où Shiv le frappe d’un coup puissant sur la tempe.
« Putain de chûtiyâ de merde ! » Il sait maintenant ce qu’est l’odeur. Cette mystérieuse odeur douce, aigre et musquée qui monte des vêtements et des bijoux de Râmânandâchârya : c’est celle du sexe.
« Hé ! » fait Yogendra. Le fourmillement des robots a quitté son orbite autour du temple lodhî pour s’écouler dans la cour en direction du trio telle une flèche sombre et huileuse. Les pattes en plastique cliquettent sur les pavés. Leurs carapaces mouillées jettent des reflets sombres. Râmânandâchârya lâche une petite exclamation, soupire et tourne l’anneau qu’il porte à l’auriculaire gauche. Le flot s’écarte comme la mer dans cette histoire des chrétiens, le genre que les missionnaires américains fourrent dans la tête de gentilles jeunes filles pour les transformer en choses inépousables incapables de trouver de bons maris.
Читать дальше