Un instant pour la réaction du public. Il a la gorge sèche comme un égout du Râjasthân, mais refuse de montrer la moindre faiblesse, ne serait-ce qu’en prenant une gorgée d’eau. Govind et son assistante inclinent la tête. Bien. Les murmures s’estompent. Il est temps de mettre de la passion dans sa voix.
« Mesdames et messieurs, je veux vous annoncer une percée technologique décisive de Ray Power Recherche & Développement. Je me refuse à vous parler comme à des enfants, je ne comprends pas moi-même la physique de la chose, mais laissez-moi juste vous affirmer, mes amis, que nous avons réussi à obtenir une énergie du point zéro non seulement viable, mais à rendement élevé. Dans ce bâtiment même, nos équipes de recherche, en explorant les propriétés d’autres univers, ont découvert un moyen de faire circuler l’énergie dans le nôtre à une échelle commerciale. De l’énergie gratuite, mes amis. »
De l’attrape-gogo, mes amis. Non. Tu es sous le projecteur, le micro à la main, ce symbole phallique ultime. Ne fais pas le malin. Ne te mets pas à avoir conscience de ton image.
« De l’énergie gratuite illimitée, de l’énergie propre, qui ne pollue pas, qui se passe de combustible, de l’énergie indéfiniment renouvelable… sans autres bornes que celles d’un univers entier. Je dois vous dire, mes amis, que beaucoup, beaucoup d’entreprises cherchaient à accomplir ce miracle, mais ce sont des scientifiques bhâratîs d’une compagnie bhâratîe qui y sont parvenus ! »
Il a une claque prête à agir, mais les applaudissements autour de la table sont spontanés et sincères. C’est maintenant le moment d’une gorgée d’eau et d’un coup d’œil à sa mère. Elle affiche le plus simple des sourires. Et voilà cette vieille chaleur dans les couilles, cette brûlure d’hormones quand on sait qu’on les tient, qu’on peut les mener où on veut. Prudence, prudence, ne gâche pas tout. C’est une affaire de timing, après tout.
« Ce tournant dans l’histoire va changer l’avenir, non seulement ici au Bhârat, mais pour chaque homme, femme et enfant de notre planète. C’est une percée majeure, le Bhârat est une grande nation et je veux que la planète entière le sache. Nous avons déjà les médias du monde sur place, je veux maintenant leur donner quelque chose qui les empêchera vraiment de nous oublier. Tout de suite après ce conseil, j’ai organisé une démonstration publique à grande échelle du champ de point zéro. »
Maintenant. Remonte le poisson.
« En un saut quantique, Ray Power devient un acteur de niveau planétaire. Et c’est là où j’en viens à la seconde raison, plus concrète, pour laquelle j’ai demandé votre présence. Ray Power est une compagnie en crise. Nous ne pouvons encore que spéculer sur ce qui a poussé notre père à diviser la compagnie, j’ai pour ma part essayé de rester fidèle à sa conception d’un Ray Power où la vision et les gens comptent autant que le résultat financier. Se montrer à la hauteur n’a rien de facile. »
De quelle manière un ingénieur comme moi pourrait-il mener une vie juste ? Mais il ne peut pas se représenter Marianna Fusco allongée sur le dos tandis que lui-même serre dans son poing une extrémité de l’écharpe en soie avec de gros nœuds.
« Je vous ai convoqués parce que j’ai besoin de votre aide. Les valeurs de notre compagnie sont menacées. D’autres compagnies, plus importantes, ne partagent pas nos valeurs et ont proposé d’énormes sommes d’argent pour acquérir des parties de Ray Power : j’ai moi-même été démarché. Vous pourrez trouver que j’ai manqué de considération, ou du moins d’adresse, mais j’ai décliné, pour ces mêmes raisons : je crois à ce qui fait l’âme de notre compagnie. »
Ralentis.
« Si je pensais qu’ils œuvrent dans les meilleurs intérêts du projet point zéro, j’étudierais leurs offres. Mais il les intéresse uniquement parce que leurs propres projets vedettes sont très avancés. Ils ne nous achèteraient que pour retarder ou même enterrer le projet point zéro. Mes frères ici présents ont reçu des propositions, peut-être des mêmes groupes. Je veux devancer ces groupes. Leur couper l’herbe sous le pied, comme disent les Occidentaux. J’ai fait une proposition généreuse à Râmesh pour racheter Ray Gen, la division de production qui implémenterait la technique point zéro. Cela me donnera une participation majoritaire dans Ray Power, suffisante pour tenir à distance toute influence extérieure jusqu’à ce que le point zéro soit rendu public et que nous soyons en mesure de résister avec davantage d’efficacité. Les détails de cette offre figurent dans vos présentations. Si vous voulez bien prendre un moment pour les étudier et pour réfléchir à ce que j’ai dit, nous pourrons ensuite procéder au vote. »
Il croise le regard de sa mère en s’asseyant. Elle sourit, un sourire secret, sage, paisible, alors que soudain la salle tout entière se lève en criant des questions.
Le chauffeur de taxi fumait en écoutant la radio, affalé sur la banquette arrière et les pieds sortant dans la pluie par la portière ouverte, quand Tal traversa la passerelle de verre trempée en tirant par la main Nadja peu cohérente et peu assurée sur ses jambes.
« Cho chweet, comme je suis content de vous revoir », cria-t-eil lorsque le chauffeur alluma son voyant jaune et leur fit un appel de phares.
« Vous ressembliez à des gens pouvant avoir besoin d’un moyen de locomotion. » Tal poussa Nadja à l’arrière. « De toute manière, il n’y a pas de clients, cette nuit, avec tout ce qui se passe. Et je vous facture l’attente. Je vous conduis où ? À moins que je doive encore juste rouler sans but ?
— N’importe où, mais ailleurs. » Tal sortit son palmeur pour ouvrir le fichier vidéo envoyé par N.K. Jîvanjî à Nadja ainsi qu’un joli petit logiciel pirate figurant sur la liste des Indispensables de tout neutre dans le coup : un traceur de téléphone. Un neutre ne sait jamais quand eil aura besoin d’un petit Ran. Dé. Vous.
« On ne devrait pas être en train de rouler ? s’étonna Tal en levant les yeux du code qu’il extrayait du fichier vidéo.
— Il y a un truc qu’il faut que je vous demande, expliqua le chauffeur. J’ai besoin que vous m’assuriez n’avoir rien à voir avec le… avec les désagréments de ce matin. J’ai beau ne pas cacher ce que je pense des nombreux échecs et incompétences de notre gouvernement, au fond, j’adore ma nation.
— Bâbâ, les mêmes s’en sont pris à elle et m’ont tiré dessus, assura Tal. Faites-moi confiance. Allez, roulez. » C’est à ce moment-là que le chauffeur a mis les gaz.
« Votre amie va bien ? » demande-t-il à présent en se frayant à coups de klaxon un chemin au milieu des fans de soap, désormais debout, les mains levées comme en offrande, les yeux fermés, les lèvres actives. « Elle ne semble pas dans son état normal.
— Elle a reçu de mauvaises nouvelles de sa famille, répond Tal. Et eux, qu’est-ce qui leur prend ?
— Ils accomplissent une pûjâ aux dieux de Town and Country pour que notre nation retrouve liberté et sécurité. Pure superstition, si vous voulez mon avis.
— Je n’en serais pas si sûr », marmonne Tal tout bas. En tournant sur la grande route, le taxi croise un imposant Toyota Hi-Lux dont les pneus soulèvent de grandes gerbes d’eau. Des kârsevaks s’agrippent aux barres antiroulis et aux garde-fous. La lumière bleue se reflète sur leurs épées et leurs trishûlas. Tal les observe s’éloigner en frissonnant. Deux minutes de fascination supplémentaires par l’aeai, et…
« Je suppose que vous aimeriez que je les évite, ainsi que les policiers, les soldats, les représentants du gouvernement et tous les autres ? lance le taxi-wallah.
Читать дальше