Shiv se tourne vers la menace potentielle. « Putain », dit-il d’un ton plein de révérence.
La moquette est couverte de femmes. Indiennes, philippines, chinoises, thaïes, népalaises et même africaines. Des jeunes femmes. Des femmes bon marché. Des femmes achetées, portant non des catsuits rouges, mais de classiques tenues mogholes de zanâna, avec des cholîs transparentes, des saris de soie légère et des pyjamas translucides. Au centre, sur un divan surélevé, le datarâja Râmânandâchârya remue sa graisse. Il est vêtu en seigneur moghol. Yogendra traverse déjà le harem à grands pas. Les femmes fuient à son approche, joignant leurs voix en exclamations inquiètes. Shiv voit Râmânandâchârya tendre la main vers son palmeur : Yogendra dégaine le Stechkin. La consternation devient cris paniqués. Ils ne disposent que de quelques instants pour que cela fonctionne. Yogendra s’approche de Râmânandâchârya et lui glisse tranquillement le canon du Stechkin dans le creux derrière l’oreille.
« Tout le monde ferme sa putain de gueule ! » crie Shiv. Des femmes. Des femmes partout. Des femmes de toute race et de toute nationalité. Des femmes à l’adorable poitrine, aux merveilleux mamelons visibles sous les cholîs transparentes. Connard de Râmânandâchârya. « Fermez. Vos. Gueules. Très bien. Le gros. Tu as quelque chose qu’on veut. »
Nadja entend des voix d’enfants sortir de la maison. La dhobî n’est plus sur les arbustes, remplacés par des rangées de fanions allant de la porte de la cuisine aux abricotiers désormais en fleur. Des tables pliantes aux nappes colorées sont chargées de halvas, de jalebîs, de rasgullâs et de dragées, de barfî et de grandes bouteilles en plastique de Coca au vrai sucre. Au moment où Nadja s’avance vers la maison, les enfants jaillissent dans le jardin, courant et criant en vêtements de sport Kid at Gap.
« Je me souviens ! dit Nadja en se tournant vers l’aeai. C’était pour mes quatre ans. Comment vous faites ?
— Les images, c’est une histoire d’enregistrement, les enfants sont tels que vous vous les rappelez. La mémoire est si malléable. On entre dans la maison ? »
Nadja s’arrête sur le seuil, les mains à la bouche tant le souvenir est puissant. Les appuie-tête en soie dont sa mère tenait à équiper chaque dossier. Le samovar russe près de la table, toujours allumé, la table elle-même, avec de la poussière et des miettes définitivement intégrées à la sculpture chinoise dans laquelle Nadja-de-quatre-ans s’était efforcée de distinguer des chemins et des routes pour y faire circuler ses poupées et ses petites voitures. La cafetière électrique à l’autre bout, elle non plus jamais éteinte. Les chaises si lourdes qu’elle ne pouvait les déplacer seule et devait demander à Shukriya, la bonne, de l’aider à construire des maisons et des boutiques à l’aide de balais et de couvertures. Assis à table, ses parents et leurs amis, discutant autour d’une tasse de thé ou de café, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre ; les hommes parlant de politique, de sport et de promotions, les femmes d’enfants, de prix et de promotions. Le palmeur de son père sonne, il fronce les sourcils et c’est son père comme elle le connaît des photographies de famille, quand il avait des cheveux et une belle barbe noire, quand il n’avait pas besoin de peu viriles demi-lunettes. Il marmonne des excuses, gagne son bureau rigoureusement interdit à Nadja-de-quatre-ans à cause des choses pointues toxiques délicates personnelles contagieuses dangereuses qu’un médecin conserve dans son cabinet de travail. Nadja le voit en ressortir avec sa sacoche noire, son autre sacoche noire, celle dont il ne se sert pas tous les jours, celle pour les visites spéciales. Elle le voit se glisser discrètement dans la rue.
« C’était mon anniversaire et il a raté l’ouverture de mes cadeaux et la fête. Il est rentré tard, une fois tout le monde parti, et trop fatigué pour quoi que ce soit. »
D’un geste, l’aeai la pousse vers la cuisine et en trois pas, trois mois passent, car c’est une sombre soirée d’automne durant laquelle les femmes préparent l’iftar marquant la fin du jeûne en cette journée de ramadan. Nadja suit les plateaux de nourriture dans la salle à manger. Cette année-là, les amis de son père, ceux de l’hôpital et ceux en uniforme, se réunissent souvent à la maison un soir de ramadan pour parler d’étudiants dangereux et d’ecclésiastiques radicaux qui les ramèneraient tous au Moyen Âge, pour parler de troubles, de grèves et d’arrestations. Ils s’aperçoivent ensuite de la présence de la petite fille avec un grand bol de riz au bout de la table, s’arrêtent de parler, sourient, lui ébouriffent les cheveux et approchent leur visage trop près du sien. Soudain, l’odeur de riz à la tomate est envahissante. Une douleur évoquant un poignard enfoncé dans sa tempe lui fait lâcher le plat. Elle pousse un cri. Personne n’entend. Les amis de son père continuent à discuter. Le plat ne peut pas tomber. C’est un souvenir. Elle entend prononcer des mots dont elle ne peut pas se souvenir.
«… répression contre les mollahs…»
«… transférer les fonds dans des banques offshore. Londres a l’air intéressant, on nous comprend là-bas…»
«… ton nom sera en tête de toutes leurs listes…»
«… Masûd ne tolérera pas ça d’eux…»
«… entendu parler des points de basculement ? C’est ce truc mathématique américain, ne dénigre pas. En gros, on ne sait jamais que c’est en cours jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour l’empêcher…»
«… Masûd ne le laissera jamais aller jusque-là…»
«… j’y réfléchirais sérieusement, à ta place, après tout tu as une femme, et la petite Nadja que voilà…»
Les mains se tendent pour ébouriffer ses cheveux bruns légèrement bouclés. Le monde disparaît d’un coup et elle se retrouve dans son pyjama Mammoths !™ près de la porte entrouverte du salon.
« Qu’est-ce que vous m’avez fait ? » demande-t-elle à l’aeai, présence dans son dos qu’elle sent davantage qu’elle ne voit. « J’ai entendu des choses oubliées depuis des années, depuis la plus grande partie de ma vie…
— Hyperstimulation de l’épithélium olfactif. Très efficace pour évoquer une trace mémorielle enfouie. Il n’y a pas plus puissant qu’une odeur pour stimuler les souvenirs.
— Le riz à la tomate… comment saviez-vous ? » Nadja chuchote même si ses parents-souvenir ne peuvent l’entendre, ne peuvent que jouer les rôles prévus.
« La mémoire est ce dont je suis faite », dit l’aeai et Nadja laisse échapper un hoquet avant de se plier en deux sous l’effet d’une nouvelle attaque de migraine quand l’odeur de fleur d’oranger dont elle se souvient la projette dans le passé. Elle agrandit l’interstice lumineux entre la porte et le chambranle. Installés à la table, sous la lampe, ses parents lèvent les yeux vers elle. Comme dans son souvenir, l’horloge indique onze heures. Comme dans son souvenir, ils lui demandent ce qui se passe, si elle n’arrive pas à dormir, qu’est-ce qui ne va pas, chérie ? Comme dans son souvenir, elle répond que ce sont les hélicoptères. Comme elle l’a oublié, il y a sur la table basse laquée, sous la rangée des diplômes, titres et certificats d’adhésion à des sociétés savantes au nom de son père encadrés au mur, un morceau de velours noir de la taille d’un album à colorier. Éparpillés sur ce velours comme des étoiles, si éclatants dans la lumière de la lampe de travail que Nadja se demande comment elle a bien pu oublier ce spectacle, brille une constellation de diamants.
Les facettes la déploient, l’expédient en avant dans le temps comme un tesson dans un kaléidoscope.
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