« Ça y est ? » chuchote Shiv. Yogendra lui donne deux tapes dans le dos. Shiv et lui contournent la base de la tour vers la porte sud, celle des touristes, mais Shiv retient tout de même sa respiration quand ils passent devant la caméra-espion, de peur d’entendre le hurlement d’une alarme, le bourdonnement d’une hovercam passant par-dessus le créneau en armant ses fléchettes neurotoxiques, le crépitement soudain d’une arme à feu automatique, le crissement d’une machine à tuer qui dégaine sa lame.
Sous la tour, le sol descend en pente raide vers le sud. Un petit cimetière s’ouvre à leurs pieds, chrétien, d’après les signes sur les tombes. Le dernier repos des soldats angrez qui avaient autrefois tenu le fort. Quels idiots, songe Shiv. L’endroit ne vaut pas qu’on meure pour lui. En contrebas de ce petit cimetière boisé, on trouve quelques pauvres maisons, des dhobî ghâts et le fleuve qui oblique hors de vue. La descente vers l’entrée des touristes est traîtresse, car la pluie a rendu le grès glissant. Le plus grand des idiots : Bill Gates rêvant que son argent peut battre la mort.
Le plan prévoit que Shiv et Yogendra reviennent sur leurs pas le long de la muraille qui surplombe l’entrée principale jusqu’au parapet nord au-dessus du pont, d’où on peut facilement se laisser tomber sur le Pavillon Hastings, mais alors que les deux voleurs s’accroupissent sous le créneau en ouvrant l’oreille dans les grondements lointains du tonnerre, Yogendra donne une tape sur le bras de Shiv et fait le geste de visser quelque chose sur le côté de sa visière. Shiv augmente la magnification, murmure un petit juron au nom de ses petits dieux. Il voit nettement en monochrome deux robots de sécurité flanquer l’entrée principale, mitrailleuses rotatives sur tourelles accrochées entre leurs deux pattes. Derrière les machines à tuer, un PC de sécurité dégage une lumière éblouissante. Shiv distingue les fusils d’assaut de type militaire sur le mur derrière la sentinelle endormie, des bottes sur le bureau, l’écran de télévision comme un plan blanc. Ce n’est définitivement pas une nana en catsuit rouge.
« Enculé d’Ânand », murmure Shiv. Ils ne peuvent pas sortir par là. Le sourire aux lèvres sous sa grande visière, Yogendra dresse frénétiquement le pouce vers Shiv. Ses nœuds de perles luisent dans la vision améliorée de ce dernier. Le pouce de Yogendra oblique dans l’autre direction. L’itinéraire le plus long. Au pied de la muraille effondrée qui jouxte l’entrée des touristes, Yogendra jette soudain Shiv au sol derrière un tas de gravats et se laisse tomber sur lui. Par réflexe, Shiv va pour lâcher un juron, quand il voit Yogendra tendre le doigt vers l’entrée des touristes. Luisant comme une déité mineure dans sa vision nocturne améliorée, le robot de défense arpente patiemment la brèche. Sa tête-senseur, émaillée de brillants yeux d’araignée, pivote pour examiner chaque direction. Des dispositifs de communication la couronnent comme un diadème divin. Le robot s’immobilise, lève ses armes. Ses quatre bras disposent d’une puissance de feu assez grande et assez variée pour tuer Yogendra et Shiv cinq fois de cinq manières différentes. Yogendra enfonce la tête de Shiv derrière les gravats, s’aplatit le plus possible sur lui. Shiv reste une éternité par terre. Yogendra ne pèse pas lourd, mais les cailloux sont pointus. Ses côtes crissent sur leurs arêtes aiguës. Il entend alors ce qui a alerté Yogendra : le léger sifflement d’un amortisseur mal entretenu. Ils observent le monstre disparaître derrière la courbure de la tour du puits, puis quittent leur cachette pour gagner le créneau sud.
Ils contournent la muraille et la tourelle sud-ouest pour se glisser face au fleuve le long du terre-plein. Shiv a mal aux cuisses à force de rester à moitié accroupi. Il est trempé jusqu’aux os. Le Pavillon Hastings se dresse comme la lune devant lui, fascinant avec sa pierre blanc-Tâj. Shiv s’oblige à détourner le regard, enfonce son coude dans la cuisse de Yogendra.
« Hé. »
Un simple temple lhodî carré occupe le centre de la cour, les étages supérieurs ornés de vilaines peintures murales écaillées représentant Shiva, Pârvati et Ganesh : travail de javâns de l’armée indienne trompant l’ennui avec leurs surplus de peinture militaire. Le suddhâvâsa, la crypte de la crypto.
« Allons-y…»
Le gamin tapote la visière de Shiv, pivote le doigt en un geste éloquent : augmente la luminosité. Le temple acquiert d’un coup une nouvelle netteté. Shiv distingue, bouillonnant entre les arches, une masse sombre qui ne cesse de couler et de se diviser. Il augmente la magnification. Des robots. Des robots-scarabées. Par centaines. Par milliers. Qui se contournent et se grimpent dessus, se bousculent et cahotent sur leurs silencieuses pattes en plastique.
Yogendra désigne le temple. « L’itinéraire d’Ânand. » Puis le pavillon d’un blanc brillant. « Celui de Yogendra. »
Ils examinent la sentinelle sur l’ancien terrain d’exécution moghol. Elle ne porte aucun dispositif de vision nocturne, ce qui permet à Shiv et à Yogendra d’avancer largement à portée de taser. Elle s’octroie une longue et voluptueuse miction dans le vide. Yogendra vise soigneusement l’homme qui urine au milieu de la nuit. L’arme produit un très léger clic, mais dans la vision améliorée de Shiv, l’effet est spectaculaire. Un nuage luisant entoure le type, son corps est parcouru de micro-éclairs. Il tombe. Il a toujours la bite à l’air. Yogendra est sur lui avant qu’il ait fini de convulser. Il sort le gros pistolet-mitrailleur noir Stechkin de l’étui de jambe de son adversaire, le lève devant son visage, sourit à la silhouette et à la forme de l’arme. Shiv lui attrape le poignet.
« Pas d’armes à feu, bordel.
— Si, des armes à feu, bordel », réplique Yogendra. Le robot-râkshasa entame une nouvelle tournée. Shiv et Yogendra se plaquent à terre contre le garde inconscient, fusionnant leurs signatures thermiques avec la sienne. En repartant, Shiv laisse en cadeau au garde une mine taser armée. Juste pour couvrir leurs arrières. Après la tour d’exécution, les remparts repassent derrière le Pavillon Hastings pour l’isoler sur son socle de marbre. Shiv doit admettre que malgré la pluie, le spectacle est stupéfiant. La construction se dresse au bord d’un escarpement qui aboutit aux toits de tôle de Chunar. Sa vision améliorée permet à Shiv de voir la plaine luire comme un ciel nocturne en négatif dans la lueur des villages, des véhicules et des grands trains. Mais Gangâ Mâtâ domine tout, lame d’argent, arme d’un dieu, aussi large que le monde, sinueuse comme cette épée en acier de Damas qu’il a vue et enviée un jour chez un antiquaire de Kâshî, l’estimant idéale pour un râja. Shiv suit la courbe du fleuve jusqu’au halo de Vârânacî, qui ressemble à un grand incendie derrière l’horizon.
Le pavillon que Warren Hastings, le premier gouverneur du Râj, a construit pour profiter de ce tour d’horizon est un hybride anglo-moghol, avec des colonnes classiques supportant un dîwân moghol classique au niveau supérieur fermé. Shiv diminue au maximum sa visière. Il jette un coup d’œil. Il croit voir des corps dans le dîwân, des corps sur tout le sol. Pas le temps d’observer plus longuement. Yogendra lui donne une nouvelle tape. Le mur, moins haut à cet endroit, descend en pente jusqu’au socle de marbre. Yogendra se glisse par le créneau, puis Shiv entend un grossier glissement et quand il jette un nouveau coup d’œil, Yogendra lui fait signe d’en bas. La pente est plus longue et plus prononcée que Shiv le pensait, malgré les pilules de bravoure : il atterrit lourdement, douloureusement, réprime un glapissement. Des silhouettes remuent dans le pavillon ouvert.
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