Une image s’affiche par-dessus l’horloge dans le coin de la vision de M. Nanda. Il a déjà vu par le passé ces fantômes de crânes bleus : les images de détecteur à résonance quantique montrant les restes de biopuce dans la tête d’Anreddy après l’attaque-Indra de M. Nanda avaient contribué à le faire condamner. Même quand il était Mahâ des Datarâjas, Anreddy n’avait jamais porté un tel appareillage. Chaque repli, chaque convolution et évolution, chaque chiasme, strie et thélium est recouvert de joyaux biopuces.
Les méchants arrivent en ville sous la pluie en moto-cross japonaises super branchées. Chunar est conforme aux promesses du datarâja Ânand : paroissial, boueux, consanguin et fermé pour la nuit. La seule activité est celle du centre d’appel de décryptage, un cylindre translucide de polyéthylène gonflable dans la plus vilaine bordure de cette vilaine ville. Les mauvais garçons s’arrêtent en dérapant dans la terre sous le fort Chunar. Comme la plupart des choses anciennes, il est plus grand et plus imposant de près. Par « imposant », il faut comprendre : à peu près foutrement inattaquable sur son rocher escarpé protégé par le fleuve. Comme dans ces films pakistanais où le type se venge du meurtre de sa future en s’attaquant au gros méchant et à sa barâdarî dans le fief de leur clan. Shiv lève les yeux dans la pluie oblique vers la maison blanche de style européen posée au bord du parapet. Éclairée par des projecteurs pour plaire à Râmânandâchârya, elle sert de fanal à des kilomètres en amont et en aval de cette portion monotone et méandreuse du Gangâ. Le pavillon de Warren Hastings, d’après le guide approximatif d’Ânand. Warren Hastings. On dirait un de ces noms qu’on vous invente dans un centre d’appels.
Du carrefour, quatre routes s’offrent à eux. Dans leur dos, celle par laquelle ils sont arrivés. À droite, celle qui mène au pont flottant. Celle de gauche conduit dans ce qui constitue Chunar : quelques galîs boueuses, une enseigne Coca et une radio quelque part, branchée sur une station de filmi. Devant, la route pavée qui oblique derrière les tours de garde pour monter jusqu’à la porte cochère voûtée permettant d’entrer dans le fort.
Maintenant qu’il est là, sous ces tours de grès tombant en ruine, maintenant qu’il a vu tous ses plans défiler un par un jusqu’à leur seule conclusion possible, Shiv s’aperçoit qu’il faut absolument qu’il le fasse. Et il a peur de ces tours de garde et du sentier qui monte et tourne vers un endroit invisible. Mais il redoute encore davantage de montrer à Yogendra qu’aux moments importants, il n’est pas un râja. Shiv sort de sa tenue de combat à dispersion de lumière un petit sac en plastique dont il fait tomber deux pilules.
« Hé. »
Yogendra plisse le nez.
« Pour être plus calme. »
Les pilules sont un cadeau d’adieu au héros que lui a fait Priyâ, quand il a enfin réussi à la retrouver au club MUSST.
Des cadavres qui pivotent dans le courant. Des bottes de gavial à glands qui tombent dans le grand bleu.
Au pied du fort, Shiv avale les deux pilules sous la pluie.
« OK », dit-il en actionnant la poignée des gaz, emballant le joli petit moteur japonais. « Allons-y.
— Non », fait Yogendra. Shiv marque un temps d’arrêt, mais ce n’est pas une hallucination due à la drogue.
« Pardon ?
— Si on va par là, on meurt. »
Shiv éteint son moteur.
« On a un plan. Ânand…
— Ânand n’y connaît que dalle. Ânand est un gros drogué qui prend les films pour la vie. Si on va par là, on se fait tailler en pièces. »
Shiv n’a encore jamais entendu autant de mots sortir à la suite de la bouche de Yogendra. Le gamin en a d’autres en réserve : « Motos, tasers, entrer vite, sortir : de la merde à la James Bond. Enculé d’Ânand avec ses nanas en catsuits. On ne va pas par là. »
Grâce aux petits adjuvants de Priyâ, Shiv se sent intrépide et immortel et rien-à-branler. Il adresse un signe de tête négatif à son apprenti et ferme le poing pour le jeter au bas de sa moto. La lame de Yogendra jette un éclair dans la lumière des projecteurs.
« Frappe-moi encore et je te découpe, mec. »
Shiv est transi de stupéfaction. Il pense que c’est de stupéfaction.
« Je te dis quoi faire. On trouve un autre moyen d’entrer, par-derrière, en douce, d’accord ? Comme des cambrioleurs. De cette manière, on vit.
— Ânand…
— Ânand peut aller se faire foutre ! » Shiv n’avait jamais entendu Yogendra élever la voix. « Qu’il aille se faire foutre, cette fois on le fait à la manière de Yogendra. »
Il fait alors pivoter sa moto, met les gaz et part sur la gauche dans les ruelles sombres et boueuses de Chunar. En le suivant, Shiv passe devant des papayers squelettiques et des chiens errants qui lui aboient dessus. Lorsqu’il lance son engin sur les volées de petites marches, Yogendra se dresse sur les repose-pieds pour scruter les murailles sombres dressées au-dessus des boutiques et des appentis, pour chercher une faille. Ils progressent dans le serpentement des rues jusqu’au flanc du promontoire. L’instinct de Yogendra ne l’avait pas trompé. Comme une bîbî de la bonne société du Cantonnement, le fort Chunar maintient une façade noble et imposante, mais par-derrière, n’est plus que de la merde. La route de terre battue contourne le pied des murs de soutènement en cours d’éboulement. Des panneaux de métal rouillé ainsi qu’un grillage branlant montrent que cette section du fort a été une base militaire indienne, abandonnée depuis l’accès au statut de nation. Les murailles s’ouvrent enfin en une large ouverture, l’ancien accès principal au camp militaire, désormais grossièrement obstruée de tôle ondulée et de barbelés. Yogendra immobilise sa moto pour examiner le métal. Il secoue une plaque, tire sur un coin. L’acier crisse et cède. Shiv s’y met aussi, ensemble ils soulèvent, tordent et déchirent pour créer un passage de la taille d’un râja. Une fois ce passage franchi, Yogendra ouvre son palmeur pour vérifier la position GPS sur la carte d’Ânand. Le Pavillon Warren Hastings luit au loin comme un gâteau de mariage chrétien. Les badmashs s’accroupissent près du pied du rempart pendant que Shiv sort des lunettes à vision nocturne. La nuit très obscure devient un vieux film noir et blanc, comme un de ces trésors de Satyajit Ray sur les pauvres et les trains. Le Pavillon brille comme le soleil. Yogendra localise la caméra de sécurité la plus proche : sur un étai fixé au mur contre la base de la tour du puits au sud, au moins deux cents mètres de sprint dans le monde noir et blanc trempé de pluie. Les carcasses à ciel ouvert des anciens baraquements de l’armée indienne fournissent une couverture appréciable. Il y a toujours des éclairs à l’ouest, au-dessus du sangam d’Allâhâbâd où les trois fleuves sacrés se rencontrent, la Yamunâ, le Gangâ et l’invisible Sarasvatî, où les armées s’affrontent sur les sombres plaines. Chaque éclair aveugle le dispositif de vision nocturne, mais Shiv se contente de se figer sur place. Pendant que la caméra regarde de l’autre côté, Shiv et Yogendra se glissent dans son angle mort. Shiv sort une grenade EMP qu’il arme. Il plie les doigts un à un sur le percuteur : ce n’est pas le moment d’avoir une crampe. Shiv lâche la grenade. Il ferme bien fort les yeux au moment où l’impulsion électromagnétique surcharge sa vision nocturne, mais des larmes de douleur lui viennent tout de même aux yeux. Des motifs cachemire violets tournoient sous ses paupières. Yogendra grimpe comme un singe jusqu’à la caméra, branche le palmeur spécial sur la ligne.
« Comme promis, hein ? avait dit Ânand en lui lançant le palmeur dans les mains. Allume-le et enfonce cette pointe dans la ligne de com principale. Mon petit djinn à l’intérieur, il est gentil. Une fois entré, la caméra pourra être braquée sur vous, l’aeai ne verra que le fond. Cape d’invisibilité. »
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