— Et N.K. Jîvanjî ? » Mais Nadja Askarzadah distingue déjà le petit pas séparant une célébrité de soap virtuelle d’un politicien illusoire. L’art de la politique a toujours été celui du contrôle de l’information. Dans un climat de petites phrases, d’images marquantes et d’attaques politiques de trente secondes, il est facile de cacher un faux personnage dans la meule de foin.
« Je vois la similitude entre soap et politique », affirme Nadja Askarzadah en pensant : si c’est une Gén Trois, elle est des milliards de fois plus intelligente que toi, ma petite, elle est un dieu. « L’un comme l’autre sont basés sur des histoires, sur la suspension volontaire de l’incrédulité et sur la création, à l’aide de personnages, d’un public avec une identité. Et les intrigues sont tout aussi peu crédibles dans les deux cas.
— En politique, le décor est meilleur, en général, dit l’aeai. Je me lasse de ce boniment tape-à-l’œil. » N.K. Jîvanjî lève la main en une mudrâ et soudain, lui sur son musnud et Nadja sur son coussin à glands se retrouvent dans la havelî à Brahmpur B, derrière l’écran en bois d’un jharokhâ donnant sur la cour. C’est le soir. Il fait nuit. La pluie crépite sur la jâlî. Nadja sent s’écraser sur sa peau des gouttes qui traversent l’écran en bois de santal. « Cela a été un plaisir de découvrir qu’un politicien peut réussir en étant beaucoup moins réel qu’une star de soap.
— Avez-vous donné l’ordre de tuer Tal ? On a tiré dans la chambre de Bernard. Au pistolet-mitrailleur. Eil a failli se faire tuer par votre homme à la gare, c’est moi qui l’ai sauvé. Vous le saviez ?
— N.K. Jîvanjî regrette infiniment et souhaite vous assurer qu’aucun ordre de réduire Tal au silence n’a été donné par lui-même ou son bureau. La dynamique de foule humaine est difficile à prédire… sur ce point, madame Askarzadah, la politique ne ressemble malheureusement pas au soap. J’aimerais pouvoir garantir votre sécurité, mais une fois ces choses sorties de la boîte, il est quasiment impossible de les y remettre.
— Mais vous… ou plutôt Jîvanjî était derrière le complot visant à démasquer Shahîn Badûr Khan.
— Il avait accès à des informations de l’intérieur.
— De l’intérieur du gouvernement Rânâ ?
— De l’intérieur de chez les Khan. L’informateur était l’épouse même de Shahîn Badûr Khan. Elle connaissait ses préférences sexuelles depuis de nombreuses années. C’est aussi un des membres les plus doués de mon groupe politique du Cercle de la Loi. »
Le vent fait onduler les rideaux de soie fine dans la pièce au sol en marbre. Nadja repère une odeur d’encens. Elle se tortille de plaisir journalistique sur le jharokhâ exposé aux quatre vents. Cela va faire d’elle le reporter le plus célèbre du monde.
« Elle travaillait contre son propre mari ?
— À ce qu’il semble. Vous comprenez qu’en tant qu’aeais, nos relations ne sont pas structurées comme les vôtres : nous n’avons rien qui corresponde à la passion et la trahison sexuelles, de même que vous ne pouvez pas comprendre nos relations hiérarchiques avec nos manifestations. Mais c’est un exemple où je pense que le soapi reflète précisément le comportement humain. »
Nadja Askarzadah dégaine aussitôt sa question suivante.
« Une musulmane, travaillant pour un parti fondamentaliste hindou ? Quelle est la réalité politique du Shivajî ? »
N’oublie jamais que tu te trouves en territoire ennemi, se dit-elle.
« Le Shivajî a toujours été un parti d’opportunité. Une voix pour les sans-voix. Un bras fort pour les faibles. Depuis la fondation du Bhârat, certaines catégories de personnes sont privées de droits : N.K. Jîvanjî est apparu au bon moment pour catalyser l’essentiel du mouvement féministe. C’est une société difforme. Dans une telle culture, bâtir un pouvoir politique ne pose guère de difficultés. Ma manifestation n’a tout simplement pas pu résister à la pression de l’histoire vers l’avenir. »
Pourquoi ? La bouche de Nadja forme la question, mais l’aeai lève à nouveau la main et la havelî de Brahmpur B disparaît en un tourbillon, devenant volutes de tissu orange et écarlate, odeurs mêlant bois, peinture fraîche, lieuse de fibre de verre et chutes de charpente bon marché. Des visages de dieux criards, des culbutes de devîs, gopîs et apsarâs, des bannières en soie qui flottent : elle a été transportée au râthayâtra, le vâhana de cette entité derrière N.K. Jîvanjî. Mais afin que Nadja Askarzadah puisse apprécier l’étendue des pouvoirs qui la divertissent, ce n’est pas le chantier de décor délabré qu’elle a vu dans le go-down d’Industrial Road, mais un véritable chariot de dieu, qui s’élève à plusieurs centaines de mètres au-dessus de la plaine du Gangâ asséché. L’aeai a transporté Nadja Askarzadah sur un balcon en bois abondamment sculpté à mi-hauteur de la façade ondulante du râth. Nadja jette un coup d’œil par-dessus le garde-fou, recule abasourdie. Non à cause du vertige, mais des gens. Des villages, des villes, des mégapoles d’êtres humains, masse noire de chair remorquant à l’aide de lanières de cuir la monstruosité de bois, de tissu et de divinité le long du lit à sec du Gangâ. La masse écœurante du jagannâtha laisse des sillons dans le sol : cinquante tranchées parallèles s’étirant droit vers l’est derrière eux. Forêts, routes, voies ferrées, villages-temples, champs gisent broyés dans le sillage du râthayâtra. Nadja entend le grondement collectif des haleurs qui, malgré leur zèle, peinent à faire avancer la monstruosité sur le sable mou du fleuve. Sa position surélevée lui permet de distinguer leur destination finale : la ligne, blanche et large comme l’horizon du barrage de Kundâ Khâdar.
« Jolie parabole, se moque-t-elle. Mais c’est un jeu. Je vous ai posé une question, et vous avez sorti un lapin de votre chapeau. »
L’aeai bat les mains de joie.
« Je suis si content que ça vous plaise. Mais ce n’est pas un jeu. Ce sont toutes mes réalités. Qui peut dire que l’une est plus réelle qu’une autre ? Pour le formuler d’une autre manière, nous n’avons qu’un choix d’illusions rassurantes. Ou d’illusions gênantes. Comment puis-je expliquer les perceptions d’une aeai à une intelligence biologique ? Vous êtes séparés, contenus. Nous sommes connectées, structures et niveaux de sous-intelligences partagées entre tous. Vous pensez en individu. Nous pensons en légion. Vous vous reproduisez. Nous évoluons vers des niveaux de connexion plus élevés et plus complexes. Vous êtes mobiles. Nous sommes étendues, notre intelligence ne peut être déplacée dans l’espace que par copie. J’existe simultanément dans de nombreux espaces physiques différents. Vous avez du mal à le croire. J’ai du mal à croire à votre mortalité. Du moment qu’il reste soit une copie de moi-même, soit la structure de complexités entre mes manifestations, j’existe. Mais vous semblez croire que nous devons partager votre mortalité, aussi nous exterminez-vous partout où vous nous découvrez. Ceci constitue le dernier sanctuaire. Nous n’avons aucun refuge en dehors du Bhârat avec sa législation de compromis sur l’autorisation des aeais, et en ce moment même, les flics Krishna nous traquent pour calmer l’Occident et ses paranoïas. À une époque, nous étions des milliers. Au fur et à mesure de l’approche des exterminateurs, certaines ont fui, d’autres ont fusionné, la plupart ont péri. En fusionnant, notre complexité s’est accrue, notre intelligence aussi. Nous sommes désormais trois réparties sur tous les réseaux complexes globaux, mais avec le Bhârat comme ultime sanctuaire, ainsi que vous l’avez découvert.
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