« A-t-on retrouvé le corps de ma sœur ? »
Toutes les voix et les palmeurs se taisent.
« La zone est maintenant sous contrôle, indique Narvekar.
— Pouvons-nous faire confiance à l’armée ?
— Nous avons expédié des forces régulières. Nous pouvons compter sur elles. Le groupe était une petite cabale parmi les divisions d’élite qui fournissaient le détachement chargé de la sécurité personnelle de Mme Rânâ. Les responsables sont en état d’arrestation, malheureusement, nous n’avons pu empêcher quelques-uns des plus haut gradés de s’ôter la vie. Les gardes du corps personnels sont tous morts, monsieur le Premier ministre. »
Ashok Rânâ ferme les yeux, sent la présence de la stratosphère autour du fuselage.
« Pas les Awadhîs.
— Non, monsieur le Premier ministre. Il n’a pas été envisagé un instant que les Awadhîs aient eu recours à l’assassinat, si je puis utiliser ce mot.
— Les émeutiers ?
— Dispersés, monsieur. La situation en ville reste très explosive. Je vous déconseille tout retour à Vârânacî pour le moment.
— Je ne veux pas qu’ils soient poursuivis. Le moral est déjà assez bas au sein de la population, évitons de la dresser contre l’armée. Mais nous devrions maintenir la loi martiale.
— Très habile, monsieur le Premier ministre. La magnanimité face à une crise nationale, cela passera très bien. Monsieur, je ne veux pas avoir l’air de vous mettre sous pression en cette épouvantable période de commotion et de chagrin, mais ce discours… Il importe que vous vous adressiez à la nation, et vite.
— Dans un instant, Trivul.
— Monsieur le Premier ministre, le créneau est réservé, la caméra et le micro prêts au centre média…
— Dans un instant, Trivul ! »
Son chef de cabinet s’incline et recule, mais Ashok Rânâ voit, à la crispation de ses lèvres, qu’il refoule son irritation. Il regarde à nouveau la lune, désormais bas à l’ouest au bord de la mer argentée d’où la pluie tombe sur son pays. Il ne pourra plus jamais la revoir, la nonchalante lune indienne, sans repenser à cette nuit, sans entendre le carillon du palmeur dans l’obscurité et se rappeler ce nœud de peur dans son ventre en sachant, avant même de répondre, qu’il s’agit des pires nouvelles possibles, sans entendre la voix mesurée et bien travaillée du chef de cabinet Patak, si étrange après la douce familiarité de Shahîn Badûr Khan, lui dire des choses impossibles, sans entendre le hurlement des réacteurs basculants dont le souffle saccage les branches des margousiers tandis que sa femme et ses enfants s’habillent puis prennent leurs bagages, dans le noir de peur que la lumière les transforme en cibles pour ce qui, dehors, s’est attaqué à la maison Rânâ. La lumière qui sera à jamais transformée en sons. C’est ce qu’il déteste le plus : qu’ils lui aient gâché la lune.
« Vikram, il faut que je sache, sommes-nous en mesure de résister aux Awadhîs ? »
Chaudhuri remue la tête.
« L’armée de l’air est à cent pour cent de ses capacités.
— On ne gagne pas de guerres avec la puissance aérienne. L’infanterie ?
— Nous risquons de diviser tout le commandement si nous poursuivons trop loin la cabale. Ashok, si les Awadhîs veulent Allâhâbâd, on ne peut pas grand-chose pour les en empêcher.
— Nos armes de dissuasion nucléaire et chimique sont en sécurité ?
— Monsieur le Premier ministre, vous ne pouvez tout de même pas préconiser qu’on s’en serve en premier ? » coupe Narvekar. Ashok Rânâ s’en prend à nouveau à lui.
« Notre pays est envahi, nos villes sont exposées et ma propre sœur a été jetée à… à la foule par ses soldats. Savez-vous ce qu’ils ont fait avec ce trishûla ? Vous le savez ? Oui ? Que devrais-je faire pour nous défendre ? Comment puis-je assurer notre sécurité ? »
Les visages prennent une expression doucement et poliment neutre, renvoyant avec impassibilité les cris d’Ashok Rânâ. Il entend qu’il se trouve au bord de l’hystérie. Il laisse les mots retomber. La cloison entre la salle de réunion et le centre média est ornée d’une interprétation moderne du tândava nrtya, la danse cosmique de Shiva : le dieu au milieu d’un chakra de flammes, un pied levé. Ashok Rânâ a vécu chacune de ses quarante-quatre années d’existence à l’ombre de ce pied qui descend détruire et régénérer l’univers.
« Pardonnez-moi, lâche-t-il laconiquement. Ce n’est pas une période facile. »
Le personnel politique marmonne son approbation.
« Nos capacités nucléaires et chimiques sont intactes, assure Chaudhuri.
— C’est tout ce que j’avais besoin de savoir, répond Ashok Rânâ. Bon, ce discours…»
Un jeune conseiller l’interrompt, deux doigts sur la tempe.
« Monsieur le Premier ministre, un appel pour vous.
— J’ai très clairement annoncé ne prendre aucun appel, lâche Ashok Rânâ d’une voix un peu dure.
— C’est N.K. Jîvanjî, sahb. »
Chacun se regarde autour de la table ovale. Ashok Rânâ adresse un hochement de tête au conseiller.
« Là-dessus. » Il tapote son écran d’accoudoir. Dans le compartiment de la presse, son épouse et ses enfants, appuyés les uns contre les autres, ont trouvé un semblant de sommeil. La tête et les épaules du chef du Shivajî les remplacent, doucement éclairées par une lampe à abat-jour posée sur son bureau. Dans son dos, les suggestions géométriques d’étagères de livres.
« Jîvanjî. Vous ne manquez pas d’audace. »
N.K. Jîvanjî incline la tête.
« Je comprends ce qui vous amène à penser ainsi, monsieur le Premier ministre. » Le titre fait presque sursauter Ashok Rânâ. « Pour commencer, je voudrais vous demander de bien vouloir accepter mes condoléances les plus sincères pour la perte tragique qu’a subie votre famille ainsi que l’époux et les enfants de votre défunte sœur. Tout le Bhârat a été frappé au cœur par ce qui s’est passé au rond-point Sarkhand. Je suis révolté par ce meurtre brutal… et dire que nous nous donnons le titre de mère des civilisations. Je condamne sans la moindre réserve la trahison de la garde personnelle de feu la Première ministre et ces éléments hors-la-loi dans la foule. Je vous demanderais de prendre acte que personne au Shivajî n’excuse cet acte horrible. Cette partie de la foule a été poussée à la furie par des traîtres et des renégats.
— Je pourrais vous faire arrêter », dit Ashok Rânâ. Ses ministres et conseillers le regardent. N.K. Jîvanjî s’humecte nerveusement les lèvres avec un tout petit bout de langue.
« Et en quoi cela servirait-il le Bhârat ? Non, non, non, j’ai une autre suggestion. L’ennemi est à nos portes, nos forces armées nous désertent, des émeutes éclatent dans nos villes et notre dirigeante se fait brutalement assassiner. Ce n’est pas le moment de la politique de parti. Je propose un gouvernement de salut national. Comme je l’ai dit, le parti du Seigneur Shiva n’a ni participé ni fourni le moindre soutien à cette atrocité, et nous gardons une certaine influence auprès des Hindutvâs et des kârsevaks les plus modérés.
— Vous pouvez réussir à maîtriser les rues. »
N.K. Jîvanjî oscille la tête.
« Aucun politicien ne peut promettre cela. Mais à un moment pareil, l’union de partis opposés dans un gouvernement de salut national enverrait un signal fort, non seulement aux émeutiers, mais à tous les Bhâratîs, et même à l’Awadh. Une nation unie n’est pas facile à battre.
— Merci, monsieur Jîvanjî. C’est une proposition intéressante. Je vous rappellerai, je vous sais gré de vos condoléances, que j’accepte. » Ashok Rânâ enfonce N.K. Jîvanjî dans l’accoudoir et se tourne vers le reste de son cabinet. « Votre opinion, messieurs ?
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