Les parapluies se collent au flanc de l’automobile comme des porcelets à la mamelle d’une truie noire. Sèche et hors de danger, Sajida Rânâ se glisse sur la banquette arrière. Elle s’assied par réflexe à gauche. Shahîn Badûr Khan devrait se tenir à sa droite pour l’alimenter en analyses, conseils et impressions. Elle a l’air seule au moment où les portières se verrouillent et où la Mercedes s’éloigne sous la pluie. Elle a l’air de ce qu’elle est, une femme d’un certain âge qui porte sur ses épaules le poids d’une nation. Les parapluies se séparent pour repartir à pas précipités vers l’abri des profondes vérandas du bhavan Rânâ.
Sajida Rânâ feuillette le document de briefing préparé à la hâte. Les faits sont maigres et sommaires. L’attaque awadhîe a été techniquement parfaite. Brillante. Sans la moindre effusion de sang. Les écoles militaires l’enseigneront pendant des décennies. Les blindés et l’infanterie mécanisée awadhîes se trouvent à moins de vingt kilomètres d’Allâhâbâd, les systèmes antiaériens et ceux de communication ont subi une attaque aeai prolongée et le bataillon de défense, en plein désarroi, son contrôle sur le barrage de Kundâ Khâdar décapité, essaye désespérément de rétablir la liaison avec le quartier général de division à Jaunpur. Et puis il pleut. Sajida Rânâ perd une guerre de l’eau sous la pluie. Mais celle-ci vient trop tard. Sa nation peut mourir de soif dans un déluge.
Ils savaient. Ces salauds avaient tout calculé à la minute près.
Dans son sari blanc, vert et or, Sajida Rânâ essaye d’imaginer le goût qu’auront dans sa bouche les paroles de reddition. Seront-elles boursouflées et va-t-elle s’étouffer dessus, ou bien sèches et acides, sortiront-elles aussi facilement qu’un musulman répudiant son épouse ? Talâq talâq talâq.
Khan. Le musulman déloyal. Qui l’avait trahie avec quelqu’un d’autre, avec une chose. Alors qu’elle a besoin de ses mots, de sa perspicacité, de sa présence à ses côtés sur le cuir crème. Si Jîvanjî et ses kârsevaks savaient qu’elle se déplace sur du cuir couleur vache… Laissez Jîvanjî faire le travail à votre place, avait conseillé Khan. Et voilà qu’il allait l’écraser sous son chariot. Non. Elle est une Rânâ, fille d’un fondateur de nations, d’un créateur de dynasties. Elle est le Bhârat. Elle se battra. Que le Gangâ déborde de sang.
« Où allons-nous ?
— La circulation, m’dame », répond le chauffeur. Sajida Rânâ se laisse aller sur le dossier et regarde par la fenêtre striée de pluie. Des néons et des feux arrière, les voyantes illuminations de Divâlî des camions. Elle active l’interphone.
« Ce n’est pas le chemin habituel pour la Bhârat Sabhâ.
— Non, m’dame », répond le chauffeur en écrasant l’accélérateur. Déséquilibrée, Sajida Rânâ chancelle. Elle essaye d’ouvrir la portière en sachant que cela ne sert à rien, puisqu’elle a entendu le claquement net, de conception allemande, produit par la fermeture centralisée. Elle ouvre son palmeur, appelle sa sécurité. La Mercedes atteint le cent vingt.
« Code d’urgence de la Première ministre. Repérez mon signal GPS, on me kidnappe, je répète, ici Sajida Rânâ, on est en train de me kidnapper. »
Un sifflement. Puis la voix de son chef de la sécurité répond : « Madame la Première ministre, je ne ferai pas ça. Personne ne vous aidera. Vous avez trahi le Bhârat sacré et le Bhârat vous punira. »
La Mercedes tourne alors sur le rond-point Sarkhand, et le hurlement commence.
CINQUIÈME PARTIE
Jyotirlingam
L’Airbus A510 de la Bharâtiya Vâyu Senâ bringuebale un peu en montant dans la couche de nuages qui recouvre Vârânacî. Ashok Rânâ se cramponne aux accoudoirs. Il n’a jamais aimé l’avion. Il jette un coup d’œil par le hublot zébré de pluie aux arcs de cercle lumineux qui tombent derrière eux. Les nacelles accrochées sous la voilure larguent des drones de contre-mesure électronique, d’où ces vibrations dans le fuselage. On n’a signalé aucune activité aérienne awadhîe au-dessus de Vârânacî depuis plusieurs jours, mais l’armée de l’air ne prend aucun risque avec son nouveau Premier ministre. Je devrais pouvoir déterminer ma vitesse à partir de l’angle auquel les gouttes de pluie percutent le verre, se dit Ashok Rânâ. Beaucoup de pensées aussi absurdes lui sont venues à l’esprit depuis que Narvekar l’a appelé au milieu de la nuit.
L’avion franchit un nouveau trou d’air dans sa laborieuse traversée de la mousson. Ashok Rânâ allume son écran d’accoudoir. La caméra montre sa femme et ses filles, installées à l’arrière, dans le compartiment de la presse. Le visage de Sushmita se crispe de peur lorsque l’Airbus tressaute une nouvelle fois. Anuja lui adresse un mot de réconfort et lui prend la main. Dans son fauteuil en cuir de Premier ministre, Ashok Rânâ s’autorise un tout petit sourire. Il aimerait qu’il y ait une caméra à l’avant pour qu’elles puissent le voir. Elles auraient moins peur, si elles le voyaient.
« Monsieur le Premier ministre. »
Narvekar, son chef de cabinet, fait pivoter son siège dans sa direction pour lui tendre par-dessus la table une sortie imprimante amplement annotée.
« Nous avons un brouillon du discours, si vous souhaitez vous familiariser avec ses principaux aspects. »
Dans un dernier soubresaut, l’avion du Premier ministre s’extrait de la couche nuageuse. Par le hublot, Ashok Rânâ voit une tumultueuse mer de nuages éclairée par la lune. Le pilote éteint le signal lumineux indiquant d’attacher sa ceinture et le tube en plastique du fuselage résonne aussitôt de tonalités d’appel. Les hommes politiques et les fonctionnaires quittent tous leur siège pour venir se presser autour de la table de conférence. Ils se penchent en avant, le visage enthousiaste, plein d’attente. Ils ont ce même visage enthousiaste et plein d’attente depuis que Narvekar et le ministre de la Défense Chaudhuri sont sortis de l’appareil à réacteurs basculants de l’armée de l’air bhâratîe qui venait de se poser dans le jardin d’Ashok Rânâ pour l’aider à monter à bord avec sa famille. Lakshman, le président de la Cour suprême, lui a fait prêter serment pendant que le véhicule militaire plongeait vers la zone sécurisée à l’écart de l’aéroport où on avait posé Vâyu Senâ One. L’infirmière militaire, en gants chirurgicaux d’un blanc immaculé, avait pratiqué au scalpel une très légère incision sur son pouce, qu’elle avait pressé sur un bloc à diagnostic, et avant même qu’Ashok Rânâ puisse s’apercevoir de la douleur, elle avait nettoyé la plaie à l’alcool chirurgical et posé un pansement.
« Pour l’autorisation ADN, monsieur le Premier ministre », expliqua Trivul Narvekar, mais Ashok Rânâ fixait son attention sur l’officier de l’armée de l’air qui, debout juste derrière l’infirmière, tenait le canon de son arme à un cheveu de la nuque de celle-ci. Perdre un Premier ministre est une tragédie. En perdre deux commence à ressembler à un complot. Le visage du président de la Cour suprême entra dans son champ de vision.
« Je vous remets maintenant les sceaux de l’État, monsieur le Premier ministre. Vous voilà investi du pouvoir exécutif. »
L’A510 grimpe vers l’énorme lune bhâratîe. Ashok Rânâ pourrait la regarder jusqu’à la fin de ses jours, imaginer que les nuages ne dissimulent pas une nation brisée et en plein chaos. Mais les visages sont pleins d’attente. Il parcourt la sortie papier. Des phrases mesurées, des formules marquantes avec des pauses à respecter avant et après pour faciliter le montage, des résolutions et des déclarations enthousiastes. Ashok Rânâ jette un nouveau coup d’œil à sa famille sur le petit écran grand comme sa paume.
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