— Des chemises rouges ?
— Des figurants sacrifiables. Je crois que c’est une expression américaine. Voici une liste de tous les accès récents au système de conception des décors. Vous voyez ? Quelqu’un a régulièrement farfouillé dans mes fichiers au cours des dix-huit derniers mois. Mais ce qui est bizarre, c’est que toutes ces sections de code commun pointent vers un acteur d’encore plus haut niveau, un qui contient Lâl Darfan, Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala. C’est comme s’il y avait quelque chose d’autre qui tourne là-dedans, mais trop gros pour qu’on le voie. »
Dans la maison couleur crème près de l’eau, il y avait un atlas de la taille d’un petit enfant. À huit ans, les soirs d’hiver où il gelait, Nadja le descendait tant bien que mal de l’étagère pour l’ouvrir par terre et se perdre dans d’autres climats. Avec ses parents, elle jouait à un jeu qu’on remportait en étant le premier à désigner sur la carte le nom qu’un autre venait de donner. Elle comprit vite que le meilleur moyen de gagner consistait à choisir le gros, l’évident. En scrutant les villes, villages et gares du Mato Grosso, l’œil pouvait rater le nom BRÉSIL étalé sur la carte en lettres gris passé grosses comme son pouce. Caché de manière très visible au milieu des petits caractères.
Nadja cligne des yeux pour se couper de la spirale des codes et d’adresses de fichiers de Tal, retrouve les bureaux obscurs. Elle est piégée dans un cube de pluie. Un scénario maître s’écrivant lui-même ? Un soap opera comme les sept millions de dieux indiens ; des avatars et émanations descendant par niveaux de divinité depuis Brahman, l’Absolu, l’Unique ?
Elle voit alors Tal s’écarter de l’ordinateur, la bouche ouverte de peur, la main levée pour écarter le mauvais œil. Elle voit en même temps Pânde dans sa veste à col haut et son turban jaune débouler dans le service.
Tal : « C’est impossible…»
Pânde : « Madame monsieur, madame monsieur, venez vite, la Première ministre…»
Le hoek de Nadja Askarzadah la passe alors en prop’complète et elle est emportée loin de Tal et de Pânde, loin d’Indiapendent sous la mousson, dans un endroit lumineux, en altitude, drapé de soie au milieu des nuages. Elle reconnaît cet endroit. Elle y a déjà été appelée. C’est le pavillon-éléphant volant de Lâl Darfan qui navigue le long de l’Himâlaya. Sauf que ce n’est pas Lâl Darfan qui se tient assis devant elle sur les coussins du trône, mais N.K. Jîvanjî.
Yogendra sort le bateau au milieu d’un défilé de diyâs allumés. Les vents de la mousson brassent Gangâ, mais les petites et délicates soucoupes en feuilles de manguier continuent à flotter sur les eaux agitées. Assis jambes croisées sous l’auvent de plastique, Shiv s’agrippe au plat-bord en essayant de trouver son équilibre. Il prie pour ne pas tomber. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule à Yogendra, accroupi à l’arrière, la main fermement posée sur le gouvernail du moteur à alcofuel, les yeux déchiffrant le fleuve. Sa peau est constellée de pluie, qui lui dégouline des cheveux sur le visage, et ses vêtements lui collent au corps. Shiv pense aux rats qu’il a vus nager dans les égouts à ciel ouvert le long de la route. Mais les perles nouées autour du cou de Yogendra brillent.
« La pompe, la pompe », ordonne Yogendra. Shiv se penche vers la petite pompe de cale. La pluie remplit le bateau – une habile petite embarcation sportive d’eaux vives avec une iconographie du Nord-Ouest Pacifique sur la proue, même si Shiv aurait préféré un Œil de Shiva – plus vite que la pompe à main n’arrive à l’en débarrasser. Ce n’est pas un calcul que Shiv veut examiner de trop près. Il ne sait pas nager. Dans l’eau, un râja ne sait que se prélasser dans le côté peu profond d’une piscine au milieu de filles et de boissons sur leurs plateaux flottants.
Du moment que cela les conduit à Chunar.
« Vous débarquez par là. » Ânand posa sur sa table basse la carte A4 imprimée en haute résolution de Chunar et de sa région. Du café au kif mijotait sur son réchaud. Ânand tapota un endroit de la carte. « La ville de Chunar est à environ cinq kilomètres au sud. J’appelle ça une ville juste par politesse parce qu’il y a un pont sur le Gangâ. Chunar est un trou paumé bourré d’incestes et de gens qui baisent des vaches. La seule chose intéressante, c’est le vieux fort. Tenez, j’ai imprimé ça. » Ânand distribua une poignée de clichés brillants, que Shiv parcourut. L’histoire du Gangâ était celle de forts comme celui de Chunar, attirés par l’inévitabilité historique sur des promontoires et des collines où le fleuve change de direction, attirant à eux pouvoir, dynasties, intrigues, emprisonnements, sièges, assauts. Un dernier assaut. Il regarda plus longuement les intérieurs, l’architecture râj-moghole recouverte de marquises plongeantes en carbone de construction, blanche comme du sel au soleil. « Râmânandâchârya est un chûtiyâ frimeur, mais c’est le seul valable. Tout comme le sundarban, il a un centre d’appels. Si vous voulez pénétrer dans le système de votre mari, voir ce qu’il traficote, ou bien modifier cette liste noire des organismes de crédit, on vous craquera le code en une minute.
« Chaque âdivâsî est loyal au chef. Vous entrez, vous faites ce que vous avez à faire, vous sortez, vous ne traînez pas pour remercier ou faire la bise. Bon, les défenses du fort de Chunar…»
Les avions passent si bas et dans un tel vacarme que Shiv se couvre la tête. En poupe, Yogendra se lève et se tourne pour suivre leurs feux du regard : quatre ARB militaires en formation serrée. Shiv voit les dents du garçon luire dans les lumières de la ville.
« La pompe, la pompe ! »
Il actionne la pompe à main grinçante, regarde les flaques d’eau autour des paquets scellés sous plastique. Il ferait mieux de jeter cette stupide mécanique par-dessus bord pour écoper à mains nues. Les Américains et leurs machines. Une pour chaque tâche. Apprenez que les gens donnent de meilleurs résultats et sont meilleur marché. On peut les punir et ils retiendront la leçon.
La tempête s’éloigne vers l’ouest. Dans son sillage, la pluie redouble. Sur la rive gauche, les flammes de gaz des usines de traitement cèdent la place à la lourde masse de grès du fort Râmnagar, imposant imposteur dans les projecteurs. Yogendra fait passer le bateau sous le pont flottant, épée de bruit même dans le déluge. Shiv observe Râmnagar, ses rangées de maisons et de pavillons qui se dressent, les pieds dans l’eau, derrière les courtines rouges. Reste là, pense Shiv. Attends que je revienne, que j’aie pris ta sœur en amont, et on verra si tu as toujours l’air fier et rebelle avec tes murailles et tes tourelles. Un véritable travail de râja, prendre un château d’assaut. Pas en l’assiégeant ou à la tête de mille éléphants, mais avec ruse, avec style. Shiv Faraji, héros de film d’action.
Le petit bateau rapide approche du nouveau pont. Yogendra devine l’étale et s’y engage. Un camion sorti de la chaussée s’est enlisé dans les bas-fonds, chicot de métal décoratif qui ne ressemble plus guère à un véhicule. Une odeur d’alcofuel flotte encore sur l’eau. Derrière la puanteur du carburant, un parfum. Shiv lève la tête en reconnaissant l’odeur mièvre des œillets. Les odeurs sont les clés de la mémoire. Il se rappelle un instant où il a déjà senti celles-là : quand les gros pneus de son SUV Mercedes écrasaient les pétales en grimpant sur la berge. Des œillets qui masquaient la chair pourrissante, le corps de plus en plus gonflé qu’il glissait dans les eaux du Gangâ, sur lesquelles il se déplaçait maintenant. Il a retracé le trajet du cadavre, à l’écart du moksha.
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