À présent, Thomas Lull ne sait plus ce qui est jeu et ce qui est vrai, ni ce qu’il y a derrière l’un ou l’autre. Il pense au choc qu’il a infligé à Aj dans le train en lui révélant les mensonges qui constituaient sa vie. Lui-même vient à l’instant de ressentir un choc dix fois plus important.
Tom Hanks pousse un palmeur sur le bureau en direction de Thomas Lull. Celui-ci ne veut pas regarder, ne veut pas voir la partie non humaine à l’intérieur d’Aj, mais tourne l’appareil vers lui. C’est une pseudo-radio aux rayons X en fausses couleurs reconstituée à partir de scans à infrasons. Le joli crâne d’Aj est bleu pâle. Ses globes oculaires, les racines enchevêtrées auxquelles ressemblent les nerfs optiques, les canaux spectraux des sinus et des vaisseaux sanguins sont gris sur encore plus gris. La jeune femme est un fantôme d’elle-même : son cerveau est la partie la plus spectrale, tissu de fibres hanté par une intelligence. Il y a un fantôme dans le fantôme : des lignes et rangées de nanocircuits allant en arc de cercle d’un bout à l’autre du crâne. Le tilak est une passerelle sombre dans son front, comme le darwaz d’une mosquée. Des chaînes et réseaux de câblage protéinique en partent pour se faufiler dans les lobes frontaux et par-dessus la fissure centrale jusque dans le lobe pariétal, sondant le corps calleux, s’entortillant étroitement autour du système limbique, plongeant au plus profond du bulbe rachidien tout en entourant le lobe occipital de torsades de processeurs protéiniques. Le cerveau d’Aj est un chapelet de circuits.
« Kalkî », murmure-t-il, et la pièce est soudain plongée dans l’obscurité. Pas de lumière, pas d’alimentation électrique de secours, rien. Thomas Lull fouille dans sa poche pour en sortir son palmeur. Des voix crient en hindî dans le couloir, de plus en plus véhémentes.
« Professeur Lull, professeur Lull, n’essayez pas de bouger ! gémit Tom Hanks d’une voix paniquée. Pour votre propre sécurité, je vous ordonne de rester à votre place le temps que je vérifie ce qui s’est passé. »
Les voix dans le couloir se font plus fortes. Un frottement, une flamme : le flic qui se balance sur sa chaise vient de gratter une allumette. Trois visages dans une bulle de lumière, puis l’obscurité. Thomas Lull agit avec rapidité. À tâtons, il repère puis ouvre la fente de la carte mémoire, sur le côté du palmeur de police. Un frottement, il retire ses mains d’un coup, et la lumière. Tom Hanks est près de la porte. Le flot de voix s’est fait intermittent, des appels, des réponses. Au moment où l’allumette s’éteint, Thomas Lull croit voir une ligne de lumière fluctuante sous la porte, une torche en déplacement. Il extrait la puce mémoire. Une autre allumette. La porte est désormais ouverte, Tom Hanks discute avec un policier invisible dans le couloir.
« Qu’est-ce qui se passe, Vârânacî est attaquée ? » lance Thomas Lull. N’importe quoi du moment que cela peut semer le doute. L’allumette s’éteint. Thomas Lull sort la puce mémoire de son propre palmeur. En quelques mouvements adroits, il les a interverties.
Il a entraperçu d’autres fantômes quand il a jeté un coup d’œil dans le crâne d’Aj, des fantômes qui pourraient confirmer ses soupçons sur ce qu’on a fait à la jeune femme, et pour quelle raison.
« Votre amie s’est échappée », annonce Tom Hanks en braquant la torche sur le visage de Thomas Lull. Dans l’ombre, ses mains referment les fentes.
« Comment y est-elle arrivée ? s’étonne-t-il.
— J’espérais que vous pourriez me le dire.
— Je suis resté là en face de vous depuis le début.
— Tous les systèmes se sont éteints », dit Tom Hanks. Sa bouche redouble d’activité. « On ne sait pas jusqu’où s’étend la panne, au moins le quartier.
— Et elle est tout simplement partie ?
— Oui, répond le policier. Vous comprendrez que nous vous retenions pour plus ample interrogatoire. » Il jette quelques mots en hindî à son collègue, qui se lève et sort en refermant la porte. Thomas Lull entend qu’on tire un verrou manuel à l’ancienne.
« Hé ! » crie-t-il dans le noir. Il pense à ce à quoi pense un quinquagénaire enfermé par la police dans l’obscurité d’une salle d’interrogatoire. Ses soupçons, ses calculs, ses hypothèses prennent des proportions telles qu’ils remplissent la pièce, géants de peur et de surprise qui l’oppressent, lui vident les poumons. Le nez sert à respirer, la bouche à parler. L’esprit à imaginer le pire. Kalkî. Elle est Kalkî, le dernier avatar. Tout ce dont il a besoin, c’est de la preuve qu’il a aperçue gravée dans le scan.
Au bout d’un moment hors du temps, seulement dix minutes d’après l’horloge murale, les lumières reviennent. La porte s’ouvre et Tom Hanks recule pour laisser entrer un Noir en imperméable mouillé qui trahit tout de suite sa nationalité et son emploi.
« Professeur Thomas Lull ? »
Lull hoche la tête.
« Peter Paul Rhodes, du bureau consulaire des États-Unis. Veuillez m’accompagner. »
Il tend la main. Thomas Lull hésite à la serrer.
« Qu’est-ce qui se passe ?
— Monsieur, le ministère de la Justice du Bhârat a reçu l’ordre de vous remettre entre mes mains, étant donné votre statut diplomatique auprès de notre ministère des Affaires étrangères.
— Des Affaires étrangères ? » Thomas Lull sait qu’il a l’air complètement idiot, comme un petit délinquant stupide et brisé. « Le sénateur Joe O’Malley sait que je suis dans un commissariat de police bhâratî et veut que j’en sorte ?
— Exactement. On vous expliquera tout. Veuillez m’accompagner. »
Thomas Lull serre la main, mais fourre son palmeur dans sa poche. Tom Hanks les escorte jusqu’au bout du couloir. Devant le guichet, il y a beaucoup de policiers, ainsi qu’une femme. Celle-ci se lève du banc en bois sur lequel elle patientait, une flaque d’eau de pluie à ses pieds. Elle a les vêtements et les cheveux mouillés, le visage luisant d’humidité, plus fin, plus âgé, mais il le reconnaît aussitôt, ce qui achève de rendre la situation complètement dingue.
« L. Durnau ? »
Huit mille cinq cents roupies suffisent à suborner le chowkidar. Il compte les billets de ses doigts maigres devant Nadja Askarzadah qui dégouline dans l’entrée de marbre et de verre d’Indiapendent. L’homme se sert ensuite de son passe-partout pour les accueillir d’un namasté de l’autre côté des demi-portes en verre.
« Je n’ai jamais cru que c’était vous, Taljî », crie dans leur dos Pânde, le veilleur de nuit, tout en introduisant la liasse de billets remise par Nadja dans la poche de poitrine de sa veste à col haut. « De nos jours, on peut faire faire n’importe quoi aux images. »
« On m’a tiré dessus, vous savez », lance Tal alors qu’ils se dirigent vers les ascenseurs.
Ce n’est jamais comme ça au cinéma, pense Nadja Askarzadah tandis que la cabine de verre descend telle une perle de lumière. Ils auraient dû se frayer un chemin à coups de bévaflingue et d’arts martiaux au ralenti incluant coups de pied à la tête et pivotements en l’air. L’héroïne cool n’aurait pas dû avoir à appeler ses parents en Suède pour leur demander de lui virer électroniquement l’argent du pot-de-vin. La seule scène d’action qu’elle avait vue : Pânde le veilleur de nuit palpant sa généreuse liasse de billets. Mais c’est un étrange petit complot, davantage Bollywood qu’Hollywood.
Les parois de verre de l’aile métasoap dégoulinent de pluie. Celle-ci a commencé à tomber juste au moment où le taxi dans lequel ils s’étaient cachés toute la journée arrivait devant Indiapendent Productions. Le parking était une bastî d’appentis de brique et de carton, avec des groupes de fans de soapis regroupés sous des bâches en plastique.
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