« Père, il faut partir tout de suite. »
Ranjît Ray fronce les sourcils.
« Je ne comprends pas de quoi tu parles.
— Il faut qu’on parte immédiatement. Cet endroit n’est pas sûr. Les Awadhîs se sont emparés du barrage de Kundâ Khâdar. Nos soldats se sont rendus. Il n’y a rien entre eux et Allâhâbâd. Ils pourraient être ici en vingt-quatre heures. Père, vous m’accompagnez. Il y a de la place dans l’avion. Tout ceci doit finir maintenant, vous êtes un homme important à la réputation internationale. »
Vishram se lève, tend la main pour aider son père à en faire autant.
« Non, je ne t’accompagne pas et je ne suis pas une veuve gâteuse qui reçoit des ordres de son propre fils. J’ai pris ma décision, je me suis retiré et je ne ferai pas machine arrière. Je ne peux pas : ce Ranjît Ray-là n’existe plus. »
Exaspéré, Vishram secoue la tête.
« Père.
— Non. Il ne m’arrivera rien. Le Bhârat qu’ils ont envahi n’est pas celui dans lequel je vis. Ils ne peuvent pas m’atteindre. Va. Pars, va-t’en. » Il pousse son fils au niveau des genoux. « Tu as des choses à faire, vas-y. Rien ne doit t’arriver. Je prierai pour toi, tu auras une protection. Pars, maintenant. » Ranjît Ray ferme les yeux, se compose un visage aveugle et sourd.
« Je reviendrai…
— Tu ne me trouveras pas. Je ne veux pas qu’on me trouve. Tu sais ce que tu as à faire. » Au moment où Vishram se penche pour passer sous le linteau couvert de sang, il ajoute : « J’allais te dire, pour Odeco, Brahmâ, l’aeai… J’allais te dire ce quelle cherche dans le projet point zéro. Une porte de sortie. Là, dans tous ces replis de la théorie Étoile-M, il y a un univers où elle peut exister avec ses semblables, où elles peuvent vivre libres et en sécurité sans que nous les trouvions un jour. Voilà pourquoi je suis là dans ce temple, parce que je veux voir la tête de Kâlî quand son âge se terminera. »
Vishram ressort du temple sous une pluie régulière. Le marbre est gras d’eau et de poussière. Les ruelles étroites autour du temple sont toujours bondées, mais l’humeur des gens a changé. Ce n’est pas le zèle de la dévotion religieuse, ni la célébration collective de la pluie tombant sur une ville souffrant de la sécheresse. La nouvelle de l’humiliation à Kundâ Khâdar a circulé et les galîs fourmillent de brahmanes et de veuves en blanc, d’adorateurs de Kâlî en rouge et de jeunes hommes en colère vêtus de jeans de Grandes Marques et de chemises immaculées. Ils regardent des écrans de télévision, arrachent ce qui sort des imprimantes, se regroupent autour des radios des pousse-pousse ou des garçons recevant les fils d’actualités sur leurs palmeurs. Le bruit dans les rues augmente au fur et à mesure que les informations deviennent rumeurs qui deviennent fausses informations qui deviennent slogans. La défaite des intrépides javâns bhâratîs. La Gloire du Bhârat écrasée. Les divisions awadhîes déjà sur la rocade d’Allâhâbâd. Le sol sacré envahi. Qui va le sauver ? Qui va le venger ? Jîvanjî Jîvanjî Jîvanjî ! Des kârsevaks-guerriers se sont mis en marche pour repousser l’envahisseur par des vagues de leur propre sang. Le Shivajî va racheter la honte des Rânâ.
« Où est votre père ? »
Les chauffeurs de pousse-pousse bousculent Vishram en train de remettre ses chaussures.
« Il ne vient pas.
— Je ne pensais pas qu’il le ferait, monsieur Ray. » Bizarre d’entendre ces mots de la bouche de Shâstrî. Monsieur. Ray.
« Alors puis-je suggérer qu’on parte d’ici, parce que je me sens très blanche, très occidentale et très femme », dit Marianna Fusco. Les ruelles escarpées, ruisselantes de pluie, sont traîtresses. « Comment faites-vous pour que tout se termine toujours en émeutes ? » demande Marianna Fusco, mais l’humeur de la rue est agressive, horrible, contagieuse. Vishram aperçoit entre les bâtiments l’ARB posé sur la grève. Dans son dos, un choc, des voix qui paniquent. Il se retourne, voit le chariot métallique d’un vendeur de samosas sur le flanc, son contenu de triangles épicés éparpillés dans la galî, l’huile brûlante qui s’étale sur les petites marches. Elle effleure le réchaud à gaz allumé et le feu se répand dans toute la ruelle. Des cris, des hurlements.
« Viens. » Vishram prend Marianna par le coude et l’entraîne vers le bas des marches.
Le pilote a déjà fait chauffer les moteurs quand Vishram et Marianna plongent sur leurs sièges derrière lui. Shâstrî recule à l’abri du souffle des réacteurs avant de lever les mains en un geste de bénédiction. L’ARB se hisse dans le déluge tandis que les gens dévalent les marches comme des rats qui se ruent dans l’eau ; ils agitent des lâthîs, ramassent des bâtons et des pierres pour les jeter sur l’étranger, sur l’envahisseur. Le pilote est déjà trop haut. Quand il fait pivoter son appareil, Vishram voit l’incendie, mare de chaleur qui se répand comme un liquide de bâtiment en bâtiment, sans craindre la pluie.
« L’Âge de Kâlî », murmure-t-il. Le jet de dés le plus faible quand la discorde humaine et la corruption abondent et que le paradis est fermé, que les oreilles des dieux n’entendent plus, que l’entropie est à son maximum et qu’il n’y a pour ainsi dire plus d’espoir. Quand la terre est détruite par l’eau et le feu, pense Vishram alors que l’ARB passe en vol horizontal, quand le temps s’arrête et que l’univers renaît.
À l’abri de la voûte devant laquelle la pluie tombe comme un rideau, Lisa Durnau, installée dans un siège en osier sur le marbre du cloître, en est à son troisième gin. Il n’y a personne d’autre sur la terrasse, sinon deux hommes en sandales et costumes bon marché en train de prendre le thé. De sa place, elle voit à la fois le portail d’entrée et la réception. La pluie s’écrase sur la vieille pierre avec un bruit incroyable. C’est une sacrée tempête, même selon les normes du Midwest. Avec des éclairs et tout.
Encore vide. Elle fait signe au garçon. Ce sont tous de jeunes Népalais timides habillés en Râjputs, dans Vârânacî la Bhâratîe. Elle n’arrive pas à comprendre. Elle ne comprend pas grand-chose à ce sombre Nord. À peine avait-elle commencé à s’habituer au beau Sud civilisé et à sa douce anarchie qu’elle se retrouvait au milieu d’une nation et d’une ville à la même apparence et aux mêmes vêtements, mais complètement différentes.
Prenant les mots consulat américain comme une invite à l’arnaquer, le chauffeur de taxi lui avait fait faire le tour d’un rond-point avec une grande statue de Ganesh sous un petit dôme rigolo et un panneau publicitaire pour Sensationnel ! Pantalons de velours côtelé à pinces.
« Rond-point Sarkhand ! cria-t-il. Danger argent danger argent. »
On avait bombé des svastikas sur la moindre surface plane. Lisa ne se rappelait plus quel sens était le bon et lequel était le fasciste, mais de toute manière, cela la mettait mal à l’aise.
Rhodes, l’officier consulaire, parcourut ses accréditations.
« Qu’est-ce que cela vous autorise au juste à faire ici, madame Durnau ?
— Retrouver un homme.
— La période n’est pas favorable. L’ambassade conseille à tous les ressortissants américains de quitter le pays. Nous ne pouvons garantir votre sécurité. Les intérêts américains sont pris à partie. Ils ont incendié un Burger King.
— Extra-grillé à la flamme. »
Il avait lâché le plus étroit, le plus minuscule des sourires. Il leva un sourcil en voyant la Table. Lisa Durnau aurait aimé pouvoir faire cela. Il lui rendit sans tarder ses documents. « Eh bien, tous mes vœux de réussite dans votre mission, quelle qu’elle soit. Si vous avez besoin de notre aide, nous ferons de notre mieux. Et quoi qu’on en dise, c’est une ville superbe. »
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