« En fait, tu avais raison, j’ai toujours été un petit con », dit Vishram Ray à sa mère avant de relever le col de son bon costume en se précipitant sous la pluie vers son moyen de transport. Installée sur la banquette arrière, Marianna Fusco lui adresse des signes excités.
Le vieux Shâstrî guide Vishram et Marianna Fusco dans les ruelles escarpées de Mirzapur. Les passages, étroits, sombres, sentent l’urine et le vieil encens. Des gamins suivent à la queue leu leu la petite procession qui monte péniblement depuis les ghâts en béton. Vishram jette un coup d’œil par-dessus son épaule à l’ARB au bord du fleuve. Le pilote a ôté son casque et, assis sur le sable à distance respectueuse des réservoirs d’essence, fume une cigarette. La mousson qui éclatait sur Vârânacî, soixante kilomètres à l’est, n’a pas encore atteint Mirzapur. Les ruelles concentrent la chaleur de manière presque tangible, les détritus tourbillonnent dans les djinns d’air étouffant et fétide. Marianna Fusco avance d’un pas régulier, laissant glisser hors de sa vision périphérique les regards des jeunes hommes et des vieillards.
Le temple de Kâlî est un socle de marbre enserré de tous côtés par des boutiques vendant des ex-voto, des gajrâs et des icônes de la déesse imprimées à la demande à partir d’une énorme base d’images. Kâlî est le principal commerce de cette partie de Mirzapur, ville rurale sur le déclin qui a raté la révolution de l’information et continue à se demander ce qui s’est passé. Encore bondés de dévots à cette heure tardive, les sentiers montent jusqu’aux marches de marbre, lavées à l’eau. Des cloches ne cessent de tinter. Des barrières métalliques guident les adorateurs vers le garbhagriha. Une vache flâne de haut en bas des marches, son ossature évoluant librement sous son sac de peau jaune. Quelqu’un lui a badigeonné de la pâte tikka jaune et rouge entre les cornes.
« Je vais rester là, décrète Marianna Fusco. Il faut bien que quelqu’un surveille ces chaussures. » Vishram comprend l’appréhension qu’il décèle dans sa voix. L’endroit ne correspond à rien dans son vécu, il est essentiellement, inexplicablement indien. Sans la moindre concession à d’autres sensibilités : toutes les contradictions et les oppositions du Bhârat sont incarnées dans ce lieu d’amour et de dévotion à la manifestation courroucée de la féminité primordiale. Kâlî la noire avec sa guirlande de têtes et sa terrible épée rapide. Même Vishram sent l’étrange lui serrer l’abdomen tandis qu’il passe sous le linteau orné de Mahâvidyâ musiciennes, les dix sagesses qui émanent du yoni de la déesse noire.
Shâstrî reste avec Marianna Fusco. Vishram se mêle au flot de pèlerins qui s’enfoncent d’un pas traînant dans le labyrinthe. Le temple est bas, enfumé, on s’y sent claustrophobe. Vishram salue les sâdhus, reçoit leurs tilaks pour une poignée de roupies. Le garbhagriha est minuscule, mince fente genre cercueil dans lequel l’image noire aux yeux globuleux est recouverte d’une flopée de guirlandes d’œillets. L’étroit passage est presque infranchissable tant la foule se presse autour du sanctuaire, fourrant les mains dans la fente yonique pour allumer un bâton d’encens, offrir des libations de lait, de sang et de ghî teinté de rouge. Kâlî l’assoiffée réclame sept litres de sang par jour. Que fournissent désormais les chèvres, dans des agglomérations raffinées comme Mirzapur. Les yeux de Vishram croisent ceux de la déesse qui voient le passé, le présent et l’avenir, perçant toute illusion. Darshan. La pression de la foule le force à continuer à avancer. Le tonnerre secoue le temple. La mousson est arrivée dans l’Ouest. La chaleur est intense. Les cloches résonnent. Les dévots psalmodient des hymnes.
Vishram trouve son père dans un sous-temple noir sans fenêtres. Il manque trébucher sur lui dans l’obscurité épaisse, s’appuie au linteau pour ne pas perdre l’équilibre, sent quelque chose lui mouiller la main. Du sang. Une épaisse couche de cendres recouvre le sol. Ses yeux s’habituent au manque de lumière et il distingue une fosse rectangulaire au milieu d’une pièce. Shmashâna Kâlî est aussi la déesse des ghâts. C’est un crématorium. Assis jambes croisées dans les cendres, Ranjît Ray porte la dhotî, le châle et le tikka rouge de Kâlî, comme un sâdhu. Sa peau est grisée par la vibhûti : la cendre blanche sacrée strie ses cheveux et sa barbe de plusieurs jours. Pour Vishram, ce n’est pas son père. C’est une chose qu’on voit assise près d’un autel de rue ou étendue nue et de tout son long au seuil d’un temple : un être d’un autre monde.
« Père ? »
Ranjît Ray hoche la tête. « Vishram. Assieds-toi, assieds-toi. » Vishram regarde autour de lui, mais ne voit que de la cendre. C’est probablement une réaction matérialiste de se soucier de son costume. Mais il est assez matérialiste pour savoir qu’il peut en obtenir un autre. Il s’assoit près de son père. Le tonnerre secoue le temple. Les cloches résonnent, les dévots prient.
« Père, qu’est-ce que vous faites là ?
— J’accomplis la pûjâ pour la fin d’un âge.
— Cet endroit est horrible.
— À dessein. Mais l’œil de la foi n’a pas la même vision, et pour moi, il n’est pas si horrible. Il est correct. Approprié.
— La destruction, père ?
— La transformation. La mort et la renaissance. La roue tourne.
— Je rachète la part de Râmesh, annonce Vishram assis pieds nus dans les cendres des morts. Ce qui me donnera le contrôle des deux tiers de la compagnie et me débarrassera de Govind et de ses associés occidentaux. Je ne vous demande pas, je vous informe. »
Vishram voit passer dans l’œil de son père un reflet de son ancien matérialisme.
« Je suis sûr que vous devinez d’où vient l’argent.
— Mon bon ami Chakraborti.
— Vous savez qui, ou plutôt la chose, qu’il représente ?
— Oui.
— Vous le savez depuis quand ?
— Depuis le début. Odeco m’a contacté quand nous nous sommes lancés dans le projet point zéro. Chakraborti s’est montré d’une franchise admirable.
— C’était sacrément risqué, si les flics Krishna s’en étaient aperçus… Ray Power, l’énergie avec de la conscience, qui demande peu à la planète, tout ça ?
— Je ne vois pas la contradiction. Ce sont des créatures vivantes, intelligentes. Nous leur devons de nous soucier d’elles. Certains des banquiers grâmîns…
— Créatures. Vous avez dit créatures.
— C’est vrai. Il semble exister trois aeais de Génération Trois, mais bien entendu, leurs univers subjectifs ne se chevauchent pas forcément, même s’il peut leur arriver de partager certaines sous-routines. Je crois savoir qu’Odeco est un canal commun entre au moins deux d’entre elles.
— Chakraborti a appelé Brahmâ l’aeai d’Odeco. »
Un petit sourire entendu se dessine sur les lèvres de Ranjît Ray.
« Vous avez déjà rencontré Brahmâ ?
— Vishram, en quoi consisterait une rencontre ? J’ai rencontré des hommes en costume, parlé à des visages au téléphone. Ces visages peuvent avoir été réels, avoir aussi été Brahmâ ou ses manifestations. Comment rencontrer au sens propre une entité distribuée ?
— Ont-ils jamais dit pourquoi ils voulaient financer le projet point zéro ?
— Tu ne comprendras pas. Je ne comprends pas. »
Un éclair illumine un instant l’intérieur du crématorium. Le tonnerre le suit de très près, assourdissant, et d’étranges vents soulèvent la cendre.
« Dites-moi. »
Le palmeur de Vishram sonne. Il grimace d’exaspération. Les dévots regardent avec colère cette interruption profane dans leur sanctuaire. Un appel haute priorité. Vishram n’active que le mode audio. Quand Marianna Fusco a fini de parler, il glisse le petit appareil dans une poche intérieure.
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