Là, c’était un monde entier qu’on avait volé.
Elle commence par réflexe à appeler le département. Quand elle s’en aperçoit, elle annule l’appel, replie la Table qu’elle remet dans sa poche. Elle ne peut pas compromettre sa couverture. Elle ne sait pas quoi faire. Et elle le voit : Thomas Lull, penché sur le comptoir de la réception pour demander sa clef, vêtu d’un tee-shirt de surf trempé et d’un short baggy, de l’eau dégoulinant de ses cheveux collés pour aller former des flaques de plus en plus grandes sur le marbre blanc. Il ne l’a pas vue. Il la croit à l’autre bout du monde, sur une colline du Kansas. Lisa Durnau s’apprête à l’appeler quand les deux types en sandales et costumes bon marché s’approchent du comptoir. L’un montre à Thomas Lull un objet dans sa main. L’autre lui pose fermement la main sur l’épaule. Lull a l’air abasourdi, confus, puis le premier homme ouvre un grand parapluie noir et tous trois traversent d’un pas pressé le jardin détrempé jusqu’au portail où une voiture de police vient de s’arrêter en projetant des gerbes d’eau.
C’est le jeu du gentil et du méchant flic. Vous êtes dans une salle d’interrogatoire. Qui pourrait être une cellule de prison, un confessionnal ou une chambre de torture, l’important étant que vous ne voyez ni n’entendez rien de ce qui se passe à l’extérieur. Vous ne savez que ce que les flics vous disent. Vous avez un complice dans une pièce identique. Car on vous accuse.
On vous a donc mis dans cette salle d’interrogatoire verte qui sent la peinture et l’antiseptique. Vous savez, votre complice/pote/amant/maîtresse ? Dès qu’on a branché le magnéto, il/elle a tout déballé, y compris sur vous. C’est la décision que vous devez prendre. Ils disent peut-être la vérité. Ou bien ils essayent de vous entourlouper pour que vous mouchardiez votre complice. Vous n’en savez rien, et les méchants flics ne vous le diront pas. Ils sont méchants. Ensuite ils vous laissent mijoter sans même un mauvais café.
Vous voyez le marché de cette façon : si vous niez tout et que votre complice/pote/amant/maîtresse nie tout, vous pourriez obtenir votre libération tous les deux. Manque de preuves. Si vous avouez tous les deux, et si les flics ne se révèlent pas si méchants que ça, parce qu’ils détestent la paperasse plus que tout et que vous venez de leur en épargner un bon paquet, ils demanderont une peine non privative de liberté. Ou alors vous niez tout et dans l’autre cellule, on se met à table. Votre complice/pote/etc. sort libre et tout vous retombe dessus. Que vaut-il mieux faire, dans votre propre intérêt ? Vous avez la réponse avant que le bruit de leurs pas arrive au bout du couloir. Vous cognez sur la porte. Hé, oh, revenez, je veux tout vous dire dans les moindres détails.
Ce jeu s’appelle le Dilemme du Prisonnier. Il n’est pas aussi drôle que le black-jack ou Donjons & Dragons, mais c’est un outil dont les chercheurs en vie-A se servent pour étudier les systèmes complexes. Jouez-y suffisamment et vous verrez apparaître toutes sortes de vérités humaines. Long terme bon, court terme mauvais. Traite les autres comme tu voudrais qu’ils te traitent, et sinon, fais-leur ce qu’ils te font. Thomas Lull a joué des millions de fois au Dilemme du Prisonnier et à un certain nombre d’autres jeux à information limitée. C’est très différent d’y jouer pour de vrai.
La salle est verte et sent le désinfectant. Mais aussi le moisi, l’urine rance et le ghî brûlant, ainsi que l’humidité à cause des vêtements trempés des flics. Ce ne sont ni des gentils ni des méchants flics, juste deux flics qui préféreraient rentrer chez eux retrouver femme et enfants. L’un ne cesse de se balancer sur sa chaise et de regarder Thomas Lull en haussant les sourcils, comme en attente d’une épiphanie, l’autre d’inspecter ses ongles avec un désagréable bruit de bouche qui rappelle à Thomas Lull de vieux films avec Tom Hanks.
Fais ce que tu as besoin de faire, Lull. Ne joue pas au malin, au petit rusé. Débrouille-toi pour sortir d’ici. Il sent sa poitrine se serrer de plus en plus.
« Écoutez, je l’ai dit aux soldats. On voyage ensemble, elle a de la famille à Vârânacî. »
Celui qui se balance sur sa chaise bascule vers l’avant pour gribouiller quelques mots en hindî sur un bloc-notes à spirale. L’enregistreur vocal ne fonctionne pas. Qu’ils disent. Tom Hanks fait à nouveau ce truc avec sa bouche. Cela commence vraiment à agacer Thomas Lull. Ce qui pourrait aussi faire partie du jeu.
« Des javâns de province se contenteraient peut-être de cette explication, mais on est à Vârânacî, monsieur.
— Je ne comprends rien à ce bordel.
— C’est très simple, monsieur. Votre collègue a interrogé la base de données ADN nationale. Un scan de sécurité de routine a révélé certaines… structures anormales à l’intérieur de son crâne. La sécurité l’a interpellée et nous l’a remise.
— Vous n’arrêtez pas de dire ça : des structures anormales, qu’est-ce que ça veut dire, en quoi consistent ces structures anormales ? »
Tom Hanks inspecte à nouveau ses ongles. Sa bouche semble mécontente.
« C’est désormais une affaire de sécurité nationale, monsieur.
— Merde, c’est plutôt du Franz Kafka, oui. »
Tom Hanks regarde son collègue, qui écrit le nom sur son bloc-notes.
« Un écrivain tchèque, précise Thomas Lull. Mort depuis cent ans. J’essayais un peu d’ironie.
— Monsieur, évitez l’ironie. C’est une affaire très sérieuse. »
Le type qui se balance raye posément le nom et rebascule en arrière pour observer Thomas Lull d’un œil nouveau. Il règne dans cette pièce aveugle une chaleur incroyable. L’odeur de policier humide est accablante.
« Que savez-vous de cette femme ?
— Je l’ai rencontrée à une fête sur la plage de Tekkadi, au Kerala. Je l’ai aidée à surmonter une crise d’asthme. Elle m’a plu, elle partait dans le Nord, je l’ai accompagnée. »
Tom Hanks soulève un coin du dossier posé sur le bureau pour faire semblant de consulter un bout de papier.
« Monsieur, elle a stoppé une section de robots anti-insurrectionnels awadhîs d’un simple mouvement de la main.
— C’est un crime ? »
Le flic qui se balance repart d’un coup en avant. Les pieds de sa chaise claquent sur le béton poli par le frottement des chaussures.
« Les divisions aéroportées awadhîes viennent de prendre le barrage de Kundâ Khâdar. La garnison entière s’est rendue. Ce n’est peut-être pas un crime, mais vous devez admettre que la coïncidence est… extrême.
— C’est une blague, bordel. Comment pouvez-vous penser qu’elle a un rapport avec ça ?
— Je ne plaisante pas avec une affaire touchant à la sécurité de mon pays, dit Tom Hanks. Tout ce que je sais, c’est le contenu de ce rapport et que votre compagne de voyage a déclenché l’alarme en essayant d’accéder à la base de données ADN nationale.
— Je ne sais rien de ces anomalies. »
Tom Hanks tourne la tête vers son collègue.
« Vous savez qui je suis ?
— Le professeur Thomas Lull.
— Vous ne croyez pas que je pourrais être plus à même que vous d’émettre une hypothèse sur cette histoire ? Si je savais de quoi vous parlez ? »
Le flic qui se balance échange quelques brèves paroles en hindî avec Tom Hanks. Thomas Lull n’arrive pas à décider lequel est le supérieur de l’autre.
« Très bien, monsieur. Comme vous le savez, nous sommes en état d’alerte renforcée à cause de la situation avec notre voisin, l’Awadh. Nous avons tout naturellement pris des mesures de cyberprotection, comme l’installation d’un certain nombre de scanners à des endroits sensibles pour détecter les missiles lents, les agents infiltrés, les espions, ce genre de choses. Comme on sait que les agents secrets volent des identités, on a systématiquement équipé les archives de systèmes de surveillance. Les scanners des archives ADN ont repéré à l’intérieur du crâne de cette femme des structures ressemblant à des circuits protéiniques. »
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