Mais pour Lisa Durnau, Vârânacî avait l’air d’une ville de cendres, malgré tous ses néons, ses tours et ses shikharas éclairés par des projecteurs. Il y a des cendres dans la rue, sur les sanctuaires et les temples, sur le front des saints, sur les ailes carénées et les toits des Maruti et des phut-phuts. Un ciel de cendres, sombre et se brisant en une vague molle de suie. Même dans la climatisation de sa chambre d’hôtel, elle sentait la cendre grasse d’hydrocarbure sur sa peau. L’hôtel de Lull était une adorable vieille maison de ville islamique, avec des sols en marbre, des niveaux et balcons inattendus, mais Lisa ne trouva pas sa chambre très propre. Il n’y avait rien dans le minibar. Un ruban de serviette hygiénique restait coincé dans la cuvette des W.-C. Les étages et balcons grouillaient de journalistes et de techniciens des médias. Elle jeta un coup d’œil à la douche, en souvenir du passé.
Il y avait une autre réservation associée à celle de Lull. Ajmer Rao. La Table retrouva une image basse-rés dans la caméra du hall : elle. La minette de l’espace. Plus petite que Lisa ne se l’imaginait. Large de cul, mais c’était peut-être à cause de l’angle de prise de vue. C’était quoi, sur son front ?
Ajmer Rao. Mais la première pensée de Lisa Durnau fut de se réjouir que Lull ne couche pas avec elle. Et Lull lui-même. Plus mince. Le visage plus doux. Des vêtements vraiment, vraiment horribles. De plus en plus chauve, portant les cheveux longs sur la nuque pour compenser. En tous points semblable à l’image qu’elle avait vue apparaître sur les pixels frémissants du Tabernacle.
Les yeux fixés sur la pluie, Lisa Durnau s’aperçoit qu’elle est en colère, qu’elle bouillonne de colère. Toute sa vie, elle s’est battue contre la doctrine calviniste de prédestination que professait son père, et voilà qu’elle se retrouve à regarder la mousson tomber sur Vârânacî à cause de forces karmiques vieilles de sept milliards d’années. Elle, Lull, la fille au gros cul, tous trois suivent un scénario aussi prédéterminé et fataliste qu’un épisode de Town and Country. Elle fulmine parce qu’elle n’y a pas échappé un seul instant. Les comportements complexes d’Alterre, de ses espaces mentaux de Calabi-Yau, la bagarre des automates cellulaires sur son moniteur, tous avaient pour origine des règles simples et implacables. Des règles si simples qu’on ne s’apercevait pas forcément qu’elles nous gouvernaient.
Elle se connecte sur Alterre. Pour le plaisir, elle entre sa position GPS actuelle, corrigée de la dérive continentale, se place en proprioception complète et pénètre en enfer. Elle se tient sur une plaine plissée de lave noire veinée de rouge et parcourue de fentes luisantes. Le ciel est caillé de fumée illuminée d’éclairs, une pluie de cendres tombe autour d’elle. Le soufre et les gaz de combustion manquent l’étouffer, aussi désactive-t-elle les perceptions olfactives. La plaine monte en pente douce vers une rangée de cônes bas déversant d’épais et rapides torrents de magma. Des cascades d’étincelles barrent l’horizon. Elle voit à vingt kilomètres à la ronde, sans pour autant apercevoir le moindre être vivant.
Paniquée, Lisa Durnau ressort, retrouve Vârânacî sous la pluie. Son cœur bat à tout rompre, la tête lui tourne : c’est comme si, en tournant dans une rue, elle était tombée sans avertissement sur Ground Zero. Elle est physiquement secouée. Elle craint de faire le geste qui la réinjecterait dans Alterre. Elle ouvre le mode fenêtré. La boîte de commentaires lui apprend que les trapps du Dekkan sont entrés en éruption.
Un demi-million de kilomètres cubes de lave sortis d’une volute de magma montant du manteau par-dessus ce qui sera, soixante-cinq millions d’années plus tard, l’île de la Réunion. Le mont Saint Helens n’avait craché qu’un simple petit kilomètre cube quand il avait secoué le nord-ouest des États-Unis. Un demi-million de mont Saint Helens. Étalez-les, vous obtiendrez deux kilomètres de basalte liquide sur les États de Washington et de l’Oregon. Les véritables trapps du Dekkan avaient formé une couche de deux kilomètres d’épaisseur sur le centre-ouest de l’Inde, à l’époque où ce sous-continent se précipitait (géologiquement parlant) vers l’Asie pour une collision frontale qui donnerait naissance à la plus grande chaîne de montagnes de la planète. Le CO2 libéré avait bouleversé tous les mécanismes d’enfouissement du carbone encore existant et tiré le rideau sur le crétacé. La vie sur Terre a failli disparaître plusieurs fois. Alterre n’aurait pas été une évolution alternative sans mécanismes d’extinction de masse comme le volcanisme, la migration des pôles ou les collisions célestes. Les jouets des membres de l’équipe première de Dieu. Ce qui effraie Lisa Durnau n’est pas l’éruption des trapps, mais que les flots de basalte du Dekkan n’ont jamais atteint la plaine indo-gangétique. Dans Alterre, Vârânacî est enfouie sous une plaine de basalte luisant.
Lisa active la vision divine. Un brin de culpabilité hérité de son enfance de pratiquante la taraude tandis qu’elle tourne loin au-dessus de l’océan australo-indien. La vue n’a jamais été aussi bonne, dans le vrai espace. L’Europe est un arc de cercle d’îles et de péninsules sur la courbure du globe à l’ouest, l’Asie une étendue de terre se dirigeant vers le nord. Le nord de l’Asie brûle. Des nuages de cendres recouvrent la moitié du continent. Les incendies illuminent le côté sombre de la planète. Lisa Durnau ouvre une fenêtre de données. Elle pousse un petit cri inarticulé. Les trapps de Sibérie sont eux aussi en éruption.
Alterre se meurt, piégée entre les feux à sa tête et à sa taille. Associé au carbone produit par l’incendie des forêts, le dioxyde de carbone de la croûte terrestre libéré par le basalte écumeux et gazeux créera un intense effet de serre qui élèvera les températures océanique et atmosphérique à un niveau suffisant pour déclencher une explosion de clathrates : du méthane, piégé dans des cages de glace loin sous le fond de l’océan, libéré en un titanesque dégazage. Les océans bouillonneront comme une canette de soda lâchée par terre. Le taux d’oxygène baissera tandis que les températures grimperont. La photosynthèse cessera dans les océans. Les mers deviendront des foyers de plancton en putréfaction.
La vie pourrait survivre à une fusion. La Terre avait survécu, mais en perdant le quart de ses espèces vivantes, à l’impact de Chicxulub et à la fusion du Dekkan qu’il avait provoquée de l’autre côté de la planète. L’éruption des trapps de Sibérie, deux cent cinquante millions d’années plus tôt, avait mis fin à la multiplication de la vie connue durant le permien, entraînant l’extinction de 95 % des organismes vivants. La vie avait titubé au bord de l’abîme et s’en était éloignée. Deux éruptions simultanées signifient la fin de la biologie sur Terre.
Lisa Durnau regarde son monde tomber en pièces.
Ce n’est pas la nature. C’est une attaque. Thomas Lull avait protégé Alterre des inévitables piratages par un système immunitaire vigoureux. Pour qu’une attaque réussisse, les aeais gérant les systèmes géophysique, océanologique et climatologique doivent accéder aux bases de registres centrales. Le coup vient de l’intérieur.
Lisa Durnau ressort d’Alterre et retrouve la terrasse de la havelî sous la pluie estivale. Elle tremble. Un jour, à Londres, elle s’était fait agresser devant une station de métro. Cela avait été court, soudain et sans brutalité particulière, juste rapide et professionnel : son argent, ses cartes, son palmeur, ses chaussures. C’était fini avant qu’elle s’en rende compte. Elle avait vécu le détroussement dans une espèce de consentement engourdi, presque de curiosité scientifique. La peur était venue après, avec les tremblements, la colère, l’indignation envers ce qu’on lui avait fait et à son absence complète de réaction.
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