À vingt-deux heures trente, deux cent vingt missiles lents infiltrent tous les systèmes clés de la principale station de répartition électrique Ray Power d’Allâhâbâd et explosent au même moment. L’ouest du Bhârat, d’Allâhâbâd à la frontière, se retrouve tout entier plongé dans le noir. Les lignes de communication ne communiquent plus rien. Les centres de commande et de contrôle, paralysés, lancent en hâte leurs systèmes de secours. Les stations de communication satellites deviennent aveugles. La défense aérienne passe sur auxiliaire. Le démarrage des systèmes de secours prend trois minutes. La restauration des communications et des réseaux de commande deux de plus. Et il en faut encore trois pour que le Bhârat retrouve l’intégralité de ses capacités de défense.
Durant ces huit minutes, cent cinquante hélicoptères de largage awadhîs, protégés par des aéronefs-aeais d’appui-sol, sortent de furtivité et déchargent des fantassins ainsi que des unités de blindés légers à cinq kilomètres de la frontière, côté bhâratî. Le temps que les transports de troupes traversent les poussiéreux villages frontaliers et que les équipes de mortiers établissent des positions avancées, des unités de blindés lourds sous appui aérien quittent leurs positions d’attente pour se diriger vers l’extrémité nord du barrage. Au même moment, deux divisions blindées perforent la frontière bhâratîe à Rewâ, où elle est peu défendue, avant de remonter la route de Jabalpur en direction d’Allâhâbâd.
Le temps d’activer l’alimentation électrique de secours puis de rétablir les systèmes de commande et de renseignement, les unités d’artillerie positionnées dans l’ouest du Bhârat se retrouvent face aux canons des chars lourds Frank, des essaims de robots-rats détruisent les champs de mines défensifs et les premiers obus de mortier sifflent d’une manière sinistre sur le barrage de Kundâ Khâdar. Cerné, coupé de la structure de commandement et vulnérable aux attaques aériennes, son soutien immobilisé à Allâhâbâd, le général Jhâ se rend. Cinq mille soldats déposent les armes. Ce sont les huit plus grandes minutes de triomphe de l’histoire militaire de l’Awadh. Les huit plus honteuses de celle du Bhârat.
À vingt-deux heures quarante, le réseau de téléphonie portable redémarre. En moins de dix minutes, les palmeurs sonnent dans toute Vârânacî malmenée par la pluie.
Suivant les consignes du vieux Râm Dâs, le personnel d’extérieur emporte le mobilier de jardin à l’abri des généreux porches du Shanker Mahal. Vishram croise une rangée de fonte blanche et d’osier qui traverse la pelouse. Sa mère est assise seule à l’autre bout du jardin, petite femme pâle à une petite table blanche qui se détache sur le noir imposant de la mousson. Comme une douairière britannique, elle attendra que la tempête soit sur elle avant d’abandonner sa redoute. Vishram ne manque pas de souvenirs similaires : sa mère sur les pelouses, à ses tables blanches, sous ses grappes de parasols, avec ses dames et son châï sur un plateau d’argent. Vishram a toujours préféré la maison sous la pluie, quand elle semblait flotter en liberté devant la verdure et les nuages noirs. Les fantômes déshydratés de la demeure reprenaient alors vie et sa chambre résonnait de leurs craquements et grincements. Durant cette saison, le Shanker Mahal sent le vieux bois, l’humidité, la croissance, comme si les motifs végétaux qui décorent le plafond de sa chambre pouvaient d’un coup bourgeonner et fleurir. Dans la pluie, les silhouettes entremêlées sur les piliers et appliques se détendent.
« Vishram, mon oiseau. Ce costume te va bien. »
Il courbe le doigt pour se faire apporter la dernière chaise de jardin. Les éclairs luisent derrière les ashokas. Dans leur dos, des phares balafrent les ténèbres.
« Mâmâjî. » Vishram incline la tête. « Je ne vais pas te retenir. J’ai besoin de savoir où il est.
— Qui, mon chéri ?
— À ton avis ?
— Ton père est un homme qui ne plaisante pas avec la vie spirituelle. S’il a choisi de se retirer du monde en suivant la voie des sâdhus, il faut respecter ce choix. Que veux-tu de lui ?
— Rien », répond Vishram Ray. Il croit voir sa mère réprimer un sourire espiègle au moment où elle porte sa tasse de darjeeling à ses lèvres. Un vent brûlant et électrique maltraite les parterres de fleurs, les paons poussent des cris paniqués. « Je veux l’informer d’une décision que j’ai prise.
— Concernant les affaires ? demande Mâmatâ Ray. Tu sais que je n’ai jamais été douée dans ce domaine.
— Mère », fait Vishram. Elle a entretenu toute sa vie ce petit mensonge : la simple Mâmatâ ne comprend rien aux affaires, ne veut pas s’en mêler ; les affaires, l’argent, le pouvoir, cela regarde les hommes. Aucune décision n’a jamais été prise, aucun investissement effectué, aucun achat conseillé, aucune recherche autorisée sans que Mâmatâ Ray n’ait pas affirmé qu’elle n’y connaissait rien, mais qu’arriverait-il si, et comment cela se passerait-il, et se pourrait-il qu’à long terme… ? Vishram ne doutait pas que ses questions posées d’un ton hésitant aient été à la base de cette division shakespearienne de Ray Power, que ce soit sa bénédiction à elle qui ait permis à Ranjît Ray de se retirer du monde.
Vishram se verse une tasse d’odorant darjeeling. Il en trouve le goût trop sophistiqué, mais cela lui occupe les mains. Première Loi de la Comédie. Toujours avoir quelque chose à faire de ses mains.
« Je rachète la part de Râmesh. J’ai convoqué un conseil d’administration extraordinaire.
— Tu as parlé à M. Chakraborti. »
Les yeux de sa mère sont des lentilles de plomb, reflet du bouillonnant ciel gris.
« Je sais ce qu’est Odeco.
— C’est ce que tu veux dire à ton père ?
— Non. Je veux lui dire que j’ai très peu de choix possibles et que j’ai fait celui qui me paraît le meilleur. »
Mâmatâ Ray repose sa tasse sur la table et la fait pivoter sur la soucoupe pour placer l’anse exactement à gauche. Jardiniers et valets se rapprochent, anticipant une action. Le vent de plus en plus puissant tire sur leurs turbans et leurs pompons.
« Je m’y suis opposée, tu sais. À la décision de partager l’entreprise. Tu vas peut-être trouver ça surprenant. Je m’y suis opposée à cause de toi, Vishram. Je pensais que tu gâcherais tout, que ce serait du gaspillage. Je ne suis pas différente de Govind sur ce plan. Seul ton père avait foi en toi. Il s’est toujours beaucoup intéressé à ce que tu faisais dans cet horrible pays d’Écosse. Il te respectait beaucoup d’avoir eu le courage de tes propres convictions… tu l’as toujours eu, Vishram. J’ai dit ne pas être douée pour les affaires, c’est peut-être pour juger les gens, pour juger mes propres fils. Je suis peut-être trop vieille pour changer d’opinion. » Mâmatâ Ray lève les yeux. Vishram sent la pluie sur son visage. Il repose sa tasse – le thé est froid, amer – et les mâlîs la soulèvent, puis la table. La pluie s’écrase lourdement sur les feuilles des bougainvillées.
« Ton père accomplit la pûjâ au temple de Kâlî à Mirzapur », lance Mâmatâ Ray en queue de la procession de meubles de jardin. La violence de la pluie ne suffit pas à masquer le bruit de moteurs d’un avion qui approche. « Il accomplit la pûjâ pour la fin d’un âge. Le pied de Shiva descend. La danse commence. Nous avons été consacrés à la déesse de la destruction. »
Au moment où ils atteignent l’abri de la véranda est, les nuages crèvent. Un coup de tonnerre coïncide avec l’arrivée de l’ARB au-dessus du jardin d’eau. Ses feux de navigation transforment en rideau les gouttes denses tandis que ses réacteurs basculent en mode descente et que ses roues s’abaissent vers le gazon ras de Râm Dâs. Le personnel de jardin s’abrite les yeux.
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