« Ils sortent toujours, pour un mariage, l’informa Tal. C’est comme une religion. Lâl Darfan est toujours à la hauteur. D’après les relations publiques, on lui a attribué vingt naissances miraculeuses. »
Tal conduit Nadja au bureau le plus éloigné, derrière les cubicles de travail obscurs. Eil tire deux chaises, ouvre une session à l’aide de ses identifiants personnels – « impossible de faire autrement, bâbâ » –, déploie l’écran panoramique et les lâche dans Brahmpur, la ville du célèbre soapi d’Indiapendent.
Tal la fait passer à toute vitesse dans les rues, galîs, ghâts et centres commerciaux de cette ville virtuelle. Nadja est stupéfaite. Le niveau de détail est absolu, jusqu’aux panneaux publicitaires et au grouillement des phut-phuts. À Brahmpur comme à Vârânacî, il fait nuit et il pleut. La mousson est arrivée sur la ville imaginaire. Nadja est trop orgueilleuse pour avoir regardé un épisode entier de Town and Country , mais même une néophyte comme elle s’aperçoit qu’il y a des quartiers entiers de cette ville d’illusions dans lesquels l’intrigue ne se rend jamais et que des exaoctets de puissance de calcul les ont tendrement construits puis entretenus juste pour que le reste tienne debout. Tal lève les mains et leur vol de djinn s’arrête soudain devant une havelî tombant en ruine au bord de l’eau. Nadja a l’impression qu’elle pourrait toucher le stuc qui s’écaille. Une mudrâ, et ils traversent les murs jusqu’à la pièce principale de la havelî Nadiadwala.
« Ouaouh », fait Nadja Askarzadah. Elle voit même des craquelures sur les canapés bas en cuir.
« Oh, ce n’est pas le vrai Brahmpur », dit Tal. Un autre geste élégant, et le temps file dans le flou. « Eh bien, les acteurs pensent que si, mais nous l’appelons Brahmpur B. C’est la métaville dans laquelle se déroule le métasoap. Je nous passe juste en avance rapide jusqu’au mariage Chaula/Nadiadwala. Vous avez préparé la vidéo ? »
Mais Nadja est stupéfaite par le passage tremblotant des intrigues futures dans le calme de la pièce. Le jour et la nuit défilent en éclairs stroboscopiques. Tal ouvre la main comme une pince, pivote le poignet, et le temps ralentit jusqu’à un halètement de lumière et d’obscurité. Elle voit désormais les gens passer à toute vitesse dans la fraîche et élégante pièce de marbre. Tal ralentit à nouveau le temps, et des tentures colorées décorent soudain la pièce. Tal lève plus haut sa paume ouverte : le temps se fige.
« Allons, allons. » Tal claque impatiemment des doigts. Nadja lui tend son palmeur. Eil en transfère les données sans quitter l’écran des yeux. Un trou s’ouvre au milieu de la pièce virtuelle, s’emplit de N.K. Jîvanjî. À délicats petits mouvements de doigts, Tal incrémente l’image jusqu’à ce qu’elle s’intègre parfaitement au décor, puis trace un cadre autour de la tenture et l’extrait du monde de N.K. Jîvanjî pour le lâcher dans le faux Brahmpur. Nadja Askarzadah elle-même constate que cela correspond.
« C’est dans six mois de notre métasoap », l’informe Tal en laissant le point de vue subjectif parcourir la pièce, fondre sur les invités au mariage, figés et vêtus de haute couture, et sur les simulacres de reporters de mag-chati du monde réel dans leurs tenues les plus habillées à texture plaquée, tout ce petit monde attendant l’arrivée du faux futur marié sur son cheval blanc. « Ils existent dans plusieurs cadres temporels à la fois. »
Nadja se souvient du fantastique pavillon-éléphant volant de Lâl Darfan au-dessus des sommets de l’Himâlaya. Qui de nous peut se fier à ce qu’il croit se rappeler ? avait-il demandé. Elle avait pensé échanger des sophismes avec un acteur aeai, mais Tal joue à un jeu plus sophistiqué, le méta-méta-jeu. Nadja se souvient d’un conte de fées de son enfance raconté par une baby-sitter un soir d’hiver, un conte dangereux, troublant comme seule peut vous troubler une véritable fée, dans lequel les royaumes féeriques étaient imbriqués les uns dans les autres comme des poupées russes, mais chacun était plus grand que celui qui le contenait, si bien qu’au milieu, il fallait franchir une porte plus petite qu’un grain de moutarde, mais qui renfermait des univers entiers.
« On a écrit le script assez détaillé des huit prochains mois. On n’a pas les conditions météo : il y a une sous-aeai qui les prédit vingt-quatre heures à l’avance et les applique. Au moment où ce script arrive en temps réel, on modifie leur mémoire et ils ne se souviennent pas que ça a été autrement. On a une aeai d’actualités pour s’occuper du gupshup, des résultats sportifs et des trucs de ce genre. Les personnages principaux sont écrits bien plus à l’avance que les secondaires, si bien qu’on travaille dans plusieurs dimensions temporelles à la fois… à proprement parler, ce sont des vecteurs temporels qui s’écartent du nôtre.
— C’est bizarre.
— J’aime le bizarre. Mais le fait est que personne d’extérieur à Indiapendent n’a accès à ça.
— Satnam ? »
Tal fronce les sourcils.
« J’ignore s’il saurait faire marcher le système. D’accord, attendez. On va passer en prop’complète. Je vous mets un hoek, tenez. »
Tal positionne son propre hoek, du plastique intelligent qui épouse les courbes de son crâne, puis équipe Nadja du second dispositif. Ses doigts sont très agiles, très légers et très doux. Si elle n’était en train d’entrer illégalement dans un système sécurisé en compagnie d’un neutre que recherchent toutes les polices, qui pourrait avoir provoqué la chute du gouvernement et qu’elle a sauvé d’un assassin le matin même à la gare, elle se mettrait peut-être à ronronner.
« Je vais entrer dans les bases de registres. Ça risque de vous désorienter un peu. »
Nadja Askarzadah manque de tomber à la renverse. Elle est lâchée au centre d’une vaste sphère remplie de longueurs de codes de registre, tous superposés sur la pièce sombre, la courbe de l’écran liquide et la pluie qui dégouline sur les épaisses vitres bleues. Elle se trouve au centre d’une galaxie de données, où qu’elle pose les yeux, des torrents de codes s’éloignent d’elle. Tal tourne les mains et la sphère pivote, les lignes deviennent floues dans tout le champ visuel de Nadja. Prise de vertige, elle s’agrippe à sa chaise.
« Ouh là.
— Vous vous y habituerez… Si quelqu’un est allé dans mon joli mariage, il aura laissé une trace dans la base de registres, c’est ce que je suis en train de regarder. Les dernières entrées apparaissent au milieu, elles repoussent les plus anciennes vers l’extérieur. Ah. » Tal montre un endroit. Des lignes de codes, comme les étoiles quand on saute dans l’hyperespace. Nadja Askarzadah est sûre de sentir le vent des données dans ses cheveux. Le cybermouvement s’interrompt sans inertie devant un fragment de code vert. La sphère d’adresses de fichiers luisantes semble identique. Le centre partout, la périphérie nulle part. Comme l’univers. Tal s’empare du code.
« Ça, c’est bizarre.
— Du bizarre comme vous aimez ?
— Justement, non. Quelqu’un a accédé à mes fichiers de déco, mais je ne reconnais pas ce code. Il n’a pas l’air de venir de l’extérieur.
— Un autre bout du logiciel accède à vos fichiers ?
— On dirait plutôt que les acteurs réécrivent leurs propres scripts. Je plonge. Si vous avez la tête qui tourne, fermez les yeux. »
Elle ne suit pas son conseil, si bien que son estomac fait des loopings au moment où l’univers de codes en dérivation lente sursaute, pivote, zoome, se gauchit autour d’elle. Tal hypersaute d’un amas de code à l’autre. « C’est très très étrange. Ça vient bien de l’intérieur, mais d’aucun de nos acteurs. Regardez, vous voyez ? » Tal rassemble des lignes de codes qu’il dispose sur une grille dans l’espace. « Ces bouts-là sont tous communs. Pour économiser de l’espace-mémoire, beaucoup de nos acteurs-aeais mineurs sont des sous-applications d’aeais de niveau plus élevé. Anita Mahâpâtra contient aussi Narinder Rao, Mme Devgan, la bégum Vora, qui eux-mêmes contiennent peut-être cinquante chemises rouges.
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