« Hé ! » Yogendra enlève l’oreillette de son palmeur et la montre à Shiv. « Radio Kâshî. » Shiv se branche sur la station. Des voix pressantes s’interrompent les unes les autres pour communiquer des informations, parlent de soldats, de frappes aériennes, de machines de combat. Kundâ Khâdar. Les Awadhîs ont pris Kundâ Khâdar. Les Awadhîs ont profané le sol sacré du Bhârat. Les Awadhîs ne vont pas tarder à s’emparer d’Allâhâbâd, la cité sainte du Kumbh Melâ. Les troupes de Sajida Rânâ fuient devant eux comme des souris devant un feu de chaume. Les javâns tant vantés de Sajida Rânâ ont jeté leurs armes et levé les mains. Le plan de Sajida Rânâ a apporté la ruine au Bhârat. Sajida Rânâ a manqué à ses devoirs envers le Bhârat, humilié le Bhârat, mis à genoux le Bhârat. Que va maintenant faire Sajida Rânâ ?
Shiv éteint la radio.
« En quoi ça nous concerne ? demande-t-il à Yogendra. Quand les éléphants se battent, les rats continuent à vaquer à leurs occupations. » Le garçon agite la tête et met les gaz. Le bateau relève sa proue et remonte le courant sous les trombes d’eau.
« C’est un bon matériel. Pas génial, hein, mais bon. Je vais vous détailler le contenu. Voici des tasers plasma. Vous savez comment ils fonctionnent ? Simple : armez ici, avec le bouton jaune, visez et tirez. Vous n’avez même pas besoin de très bien viser, c’est ce qui en fait l’intérêt et vos armes de préférence. Leur réservoir contient assez de gaz pour douze coups. Vous en avez cinq chacun, ça devrait suffire. Jetez-les après usage, ils ne peuvent plus servir. Ils arrêteront les machines, mais le mieux est de les utiliser sur des cibles biologiques. Notre ami Râmânandâchârya est un fan de technologie, faiblesse fatale, mais il garde un peu de monde autour de lui pour le sexe et les flingues. Il aime les femmes. Beaucoup. Il se prend pour James Bond, d’après Mukherjî. Enfin, vous avez vu le château ? Bon, je ne sais pas si elles sont en catsuits rouges, mais vous pourriez avoir à en tasériser quelques-unes, juste pour leur apprendre, vous comprenez ? Et chaque plouc lui est loyal par asservissement mental. Ajoutez à ça quelques vrais durs armés et doués en arts martiaux, d’après Mukherjî, mais il y a un moyen de s’en occuper, c’est de ne pas trop les laisser approcher. Vous croyez que les nanas sont en catsuits rouges ? Vous pourriez me rapporter des photos ? Tasers pour les gens. Pour les machines, il vous faut des armes à dégâts de zone. Il vous faut ces petites chéries. Des grenades EMP. Vraiment cool. Comme si on versait du kérosène sur des scorpions. Faites juste gaffe à ne pas être sur hoek ou quoi que ce soit, sinon vous vous retrouverez sourd et aveugle. Gaffe aussi quand il y a des softs dans les parages : inutile de vous dire qu’elles grilleront n’importe quel système logiciel. Bon, parlons du suddhâvâsa où il garde ses décrypteurs. Il a reconverti un vieux temple de Shiva présent dans l’enceinte… à cet endroit de la carte. Le cryptage ne sera pas très gros, peut-être juste quelques gigas, mais je ne vous recommande pas d’essayer de l’expédier à l’extérieur. Tout rentrera sur un palmeur. Soyez juste prudents avec les EMP dans le coin, d’accord ? Comme vous avez le nom du fichier maître et la clé quantique, même vous devriez pouvoir arriver à le sortir du suddhâvâsa. Bon, on se demande pourquoi notre bien-aimé N.K. Jîvanjî veut ça, mais on ne va pas poser la question. Pas aux Nâth, en tout cas.
« Pour ressortir, eh bien, c’est toujours là que ça reste un peu vague. Vous aviserez au fur et à mesure. Ça ne veut pas dire qu’il n’existe aucune über-stratégie. Le truc, c’est de ne pas perdre de temps. Vous entrez, vous les descendez, vous chopez le machin, vous ressortez, le tout sans vous laisser distraire. Les distractions détruisent. Ressortez sans vous arrêter pour rien ni personne et encore moins pour l’Igor du village. Il y a suffisamment de décharges de taser, si on a l’air de vouloir vous poursuivre, larguez un autre champ de mines derrière vous. Remontez dans le bateau et revenez ici, tu seras alors libre, Shiv Faraji, libre, tu seras un dieu et ami que j’acclamerai et saluerai comme tel.
« Comment je sais tout ça ? Vous croyez que je fais quoi, toute la journée ? Je joue à des jeux d’infiltration et je regarde des tonnes de films. Vous connaissez un autre moyen de savoir tout ça ? »
Ils remontent le fleuve depuis une heure et demie quand le déluge de la mousson se réduit à une pluie régulière. Shiv, qui jouait à Commando Attack sur son palmeur, lève les yeux en entendant le changement de rythme sur le plastique arrondi au-dessus de sa tête. Ce serait le comble de l’ironie qu’après trois ans de sécheresse et une guerre de l’eau livrée au milieu d’un déluge, la mousson salvatrice s’épuise en une seule nuit.
Au-delà de Râmnagar, le fleuve est plus sombre que l’obscurité. Yogendra navigue par points GPS sur les hauts-fonds et au jugé en ce qui concerne le courant. Shiv a senti le sable gratter la quille. Les hauts-fonds changent et se reforment trop vite pour que les satellites, dix mille kilomètres plus haut, arrivent à les répertorier. Le bateau tangue : Yogendra vient de laisser brutalement tomber la barre. Il coupe le moteur, le hisse à bord. Le bateau va s’échouer sur la plage. Yogendra passe sous l’auvent et saute à terre.
« Viens, viens. »
Sous les pieds de Shiv, le sable mou de la berge s’enfonce et est emporté par le courant. L’obscurité est intense, à cet endroit. Shiv se souvient qu’il ne se trouve qu’à quelques petites dizaines de kilomètres de son club avec barman. Une grappe de lumières au sud : Chunar. Dans l’immense silence de la nuit au milieu de la campagne, il entend la circulation sur le ponton et le halètement incessant des usines d’extraction d’eau en aval. Des chacals et des chiens errants glapissent au loin. Shiv s’arme rapidement. Il donne la moitié des mines taser à Yogendra, mais conserve le déclencheur. Le nom de fichier et la clé de Hayman Dane sont dans le palmeur du gros homme, que Shiv porte en sautoir.
Au milieu des champs de dâl de Chunar, que bordent des haies d’épineux, Shiv s’équipe pour la bataille. C’est de la folie. Il va mourir là, dans ces champs, parmi ces os.
« OK, dit-il avec un grand soupir frémissant. Fais-les sortir. »
Yogendra et lui peinent à tirer sur le sable les deux volumineux rectangles sous film plastique. Arêtes et longerons, courbes et renflements se pressent sous la peau plastifiée. Yogendra produit une longue lame.
« Qu’est-ce que c’est ? » s’enquiert Shiv.
Yogendra lui montre le couteau, en l’orientant de manière à ce que les lumières de la ville au loin se reflètent sur l’acier. Long comme l’avant-bras, l’objet est dentelé, avec une extrémité recourbée et une virole. Yogendra éventre le plastique tendu de deux coups rapides. Il range la lame dans son étui de cuir, qu’il porte à même la peau. Dans le plastique, tout juste sorties d’usine, attendent deux moto-cross japonaises aux chromes brillants, réservoir plein, prêtes à l’emploi. Elles démarrent au premier kick. Shiv en enfourche une. Yogendra se promène un peu dans le sable avec la sienne pour en évaluer les capacités. Puis Shiv lui adresse un signe de tête, et, accélérant les moteurs made in Yokohama, ils s’enfoncent dans les champs de dâl détrempés par la pluie.
Il est onze heures et demie quand le groupe de parapluies se détache du porche du bhavan Rânâ pour s’approcher de la Mercedes garée sur le gravier. Ils sont blancs, une teinte inhabituelle pour des parapluies. Ils se pressent les uns contre les autres comme une phalange de combat. Pas une goutte de pluie ne passe. Il pleut désormais à torrents, un véritable déluge ponctué de tonnerre et traversé d’éclairs pesants. Au centre de l’essaim de parapluies se trouve la Première ministre Sajida Rânâ, vêtue d’un sari de soie blanc bordé de vert et d’orange. Elle part s’occuper de l’affaire la plus grave de la soirée. La défense de son pays et de sa propre autorité. Dans tout Vârânacî, des Mercedes identiques s’éloignent de bungalows gouvernementaux de bon goût.
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