— C’est traiter avec les démons, estime V.K. Chaudhuri, mais…
— Il va vous posséder », lance Lakshman, le président de la Cour suprême. « Il est très intelligent.
— Je ne vois guère d’autres solutions réalistes que d’accepter sa suggestion, dit Trivul Narvekar. À deux conditions : premièrement, la proposition vient de nous. Nous tendons la main de la paix à nos ennemis politiques. Deuxièmement, certains postes ministériels sont hors de question.
— Il voudra des postes ministériels ? » demande Ashok Rânâ. La stupéfaction de Narvekar est sincère.
« Pour quelle autre raison ferait-il cette offre ? Je conseille de garder sacrées les Finances, la Défense et les Affaires étrangères. Mes excuses, monsieur le président de la Cour suprême.
— Que suggérerons-nous pour notre nouvel ami Jîvanjî lui-même ? » demande Lakshman en pressant le bouton d’appel du steward à qui il va demander un Bell’s, pour lequel il a un faible légendaire.
« Je ne l’imagine pas accepter moins que l’intérieur, dit Narvekar.
— Chûtiyâ, grommelle Lakshman dans son whisky.
— Ce ne sera pas un mariage musulman dont on peut se défaire », dit Narvekar. Ashok Rânâ active son écran pour regarder sa femme et ses enfants endormis les uns contre les autres dans des sièges de qualité inférieure. L’horloge indique quatre heures quinze. Ashok Rânâ a mal à la tête, ses pieds et ses sinus lui semblent enflés, ses yeux fatigués et pleins de poussière. Toute sensation de temps, d’espace et de perspective a disparu. Il pourrait flotter dans l’espace, dans cette lumière migraineuse. Chaudhuri parle de Shahîn Badûr Khan : « Voilà une bégum qui aurait voulu que le divorce se passe d’une autre manière. »
Les hommes rient doucement dans la lumière crue et directionnelle des plafonniers à halogène.
« Force est de constater qu’il s’est plus ou moins fondu dans le décor, dit Narvekar. Vingt-quatre heures, c’est long en politique.
— Jamais eu confiance en lui, affirme Chaudhuri. Lui ai toujours trouvé quelque chose de doucereux, de trop raffiné, de trop poli…
— De trop musulman ? demande Narvekar.
— Vous l’avez dit : quelque chose de pas tout à fait… viril. Et je ne suis pas sûr d’être d’accord avec vous sur sa disparition dans le décor. Vingt-quatre heures, c’est long, dites-vous, mais pour moi, tout est lié en politique. Un caillou qui se détache provoque un glissement de terrain. Faute d’un clou de fer à cheval, la bataille a été perdue. Un papillon à Beijing, et cetera. Khan est à la base de ça, pour son salut, j’espère qu’il n’est plus au Bhârat.
— Hîjrâ », commente Lakshman. Les glaçons tintent dans son verre.
« Messieurs, dit Ashok Rânâ avec l’impression que sa voix sort de la gorge de quelqu’un de très éloigné, ma sœur est morte. » Puis, après un instant de silence : « Bon, que répondons-nous à M. Jîvanjî ?
— Il a son gouvernement de salut national, dit Narvekar. Après le discours. »
Les rédacteurs présents dans l’autre cabine établissent rapidement le brouillon d’un discours révisé. Ashok Rânâ parcourt la sortie papier en portant à l’encre bleue des marques dans la marge. Gouvernement de Salut National. Tendre la Main de l’Amitié. Union dans la Force. Surmonter ces Épreuves comme Une Seule Nation. La Nation Unie ne sera Jamais Vaincue.
« Monsieur le Premier ministre, c’est le moment », indique Trivul Narvekar. Il guide Ashok Rânâ jusqu’au studio à l’avant de Vâyu Senâ One. La pièce, à peine plus grande que des toilettes de compagnie aérienne, contient une caméra, un micro sur perche, un bureau, une chaise et un drapeau du Bhârat pendu à un mât. Derrière un panneau vitré, un ingénieur du son et un technicien vidéo dans une copie conforme de la cabine. L’ingénieur du son montre à Ashok Rânâ la manière dont le bureau s’ouvre vers le haut pour lui permettre d’aller s’asseoir derrière. Une ceinture de sécurité est fournie en cas de turbulences ou d’atterrissage imprévu. Ashok Rânâ remarque l’odeur écœurante d’encaustique aromatisé. Une jeune femme qu’il ne reconnaît pas parmi les correspondants de presse lui met une nouvelle cravate et un insigne qui représente le rouet du Bhârat avant d’essayer d’arranger ses cheveux et son visage luisant de sueur.
« Quarante secondes, monsieur le Premier ministre, annonce Trivul Narvekar. Le discours défilera sur le téléprompteur devant la caméra. » Ashok Rânâ se demande avec panique que faire de ses mains. Jointes ? Régime de bananes ? Semi-namasté ? Gestes ?
Le technicien vidéo intervient. « Liaison satellite active, compte à rebours à partir de vingt, dix-neuf, dix-huit, le voyant rouge indique le direct, monsieur le Premier ministre, insertion de top… lancement VT… Six, cinq, quatre, trois, deux… à vous. »
Ashok Rânâ décide que faire de ses mains. Il les pose mollement sur le bureau.
« Mes chers compatriotes, lit-il, c’est le cœur lourd que je m’adresse à vous ce matin…»
Dans le jardin, trempé de pluie. La pluie qui imprime un mouvement de balancier aux lourdes feuilles des arbustes grimpants, nicotianas, clématites et plants de kiwis. La pluie qui dégouline par les trous de drainage des plates-bandes surélevées, noire et écumeuse de terreau, qui tombe à torrents sur les dalles de béton taillé, qui glougloute dans les canaux et sillons, qui danse dans les drains et les puisards, qui bondit dans les rigoles et les tuyaux de descente surchargés ; la pluie qui tombe en cascade des gouttières branlantes jusque dans la rue au bas de l’immeuble. La pluie qui plaque le sari de soie au ventre plat, aux cuisses rondes, aux petits seins, aux mamelons plats de Pârvati. Qui lui colle ses longs cheveux bruns au crâne. Qui dévale le long de son cou, de sa colonne vertébrale, de sa poitrine, de ses bras et de ses poignets posés symétriquement et avec soin de chaque côté de ses cuisses. Qui tourbillonne autour de ses pieds nus et de ses anneaux d’orteil en argent. Pârvati Nanda dans son berceau de verdure. Le sac est à ses pieds, à moitié vide, le sommet replié pour protéger la poudre blanche de la pluie.
Des coups de tonnerre étouffés arrivent par l’ouest. Elle écoute le bruit des rues qu’ils masquent un peu. Les coups de feu semblent plus éloignés, fragmentaires, aléatoires ; les sirènes passent de gauche à droite, puis derrière elle.
Il y a un autre bruit qu’elle guette.
Là. Depuis qu’elle a appelé, elle s’exerce à le distinguer dans les autres bruits étranges nés ce soir-là dans la ville. Le cliquetis du verrou de la porte d’entrée. Elle savait qu’il viendrait. Elle compte dans sa tête et au moment prévu, il apparaît, silhouette noire sur le seuil du jardin de toit. Krishân ne peut pas la voir dans son berceau de verdure sombre et détrempé par la pluie.
« Bonsoir ? » appelle-t-il.
Pârvati l’observe qui la cherche.
« Pârvati ? Vous êtes là ? Ohé ?
— Par ici », murmure-t-elle. Elle voit son corps se redresser, tendu.
« J’ai failli ne pas y arriver. C’est de la folie, dans les rues. Tout se déglingue. Il y a des gens qui tirent des coups de feu, des choses qui brûlent partout…
— Vous y êtes arrivé. Vous êtes là, maintenant. » Pârvati se lève pour le serrer dans ses bras.
« Vous êtes complètement trempée, femme. Qu’avez-vous fait ?
— Pris soin de mon jardin », répond-elle en reculant. Elle lève le poing, laisse s’écouler un filet de poudre. « Vous voyez ? Vous devez m’aider, c’est trop de travail pour moi toute seule. »
Krishân intercepte le flot, renifle la poudre au creux de sa paume.
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