« Des neutres, confirma sur le même ton Thomas Lull. Je vais peut-être chercher trop loin, mais si je ne me trompe pas, voilà la pièce manquante. »
Manquante à quoi ? voulut demander Lisa Durnau, mais la foule accéléra d’un coup. L’hydroptère se remplissait à vue d’œil. Dans le Gangâ jusqu’à la taille, des réfugiés tendaient bébés et enfants vers l’équipage, qui les repoussait sans ménagement avec des perches. Thomas Lull tira Lisa Durnau près de lui. Ils jouèrent des coudes jusqu’au début de la file. Le portail métallique s’ouvrit et se referma en claquant. Des corps se pressèrent contre.
« T’as des dollars ? »
En fouillant dans son sac, elle en trouva trois cents en traveller’s chèques. Thomas Lull les agita au-dessus de sa tête : « Dollars américains ! Dollars américains ! »
Le steward lui fit signe d’avancer. Ses coéquipiers repoussèrent ceux qui s’accrochaient.
« Combien, combien ? »
Thomas Lull leva deux doigts.
« Entrez, entrez. »
Ils se glissèrent par la minuscule ouverture pratiquée et montèrent par la passerelle embarquer sur l’hydroptère. Dix minutes plus tard, affreusement surchargé, le navire s’écarta de la foule toujours plus importante sur les ghâts. Pour Lisa Durnau, qui regardait par la fenêtre striée, cela ressemblait à un caillot de sang.
Dans le salon bondé, elle pousse la Table vers Thomas Lull. Il parcourt les pages de données provenant du Tabernacle.
« Alors, à quoi ça ressemble, l’espace ?
— Ça pue. C’est fatigant. On passe le plus clair de son temps shooté et on ne voit pas grand-chose, en fait.
— Un peu comme à un festival de rock. La première chose qui me frappe dans cette histoire, c’est votre supposition qu’il s’agit d’un artefact d’une civilisation extraterrestre.
— Si le Tabernacle a sept milliards d’années, alors pourquoi ne voit-on pas ses constructeurs un peu partout ?
— Une variante du paradoxe de Fermi : si les extraterrestres existent, alors où sont-ils ? Creusons ce point : en prenant comme hypothèse que les constructeurs du Tabernacle avaient un taux d’expansion de seulement un millième de la vitesse de la lumière, sept milliards d’années leur auraient permis de tout coloniser jusqu’à la galaxie du Sculpteur.
— On ne verrait qu’eux…
— Et on ne trouve qu’un petit astéroïde merdique ? Et puis quoi encore ? Accessoirement, il est presque deux fois plus vieux que notre système solaire…
— Comment savaient-ils que nous serions là pour le trouver ?
— Que ce tourbillon de poussière d’étoiles pourrait un jour devenir toi, moi et Aj. Je pense que nous pouvons écarter cette théorie. Conjecture no 2 : c’est un message de Dieu.
— Oh, Lull, arrête.
— Je serais fort étonné que cela n’ait pas été chuchoté au petit-déjeuner-prières de la Maison-Blanche. La fin du monde est proche.
— Alors c’est la fin d’une vision rationnelle du monde. Le retour à l’obscurantisme du Moyen Âge.
— Exactement. J’aime à penser que ma vie de scientifique n’a pas été complètement inutile. Je vais donc m’en tenir aux théories qui contiennent un noyau de rationalité. Conjecture no 3 : un autre univers.
— L’idée m’a traversé l’esprit, dit Lisa Durnau.
— Si quelqu’un sait ce qu’il y a dans le polyvers, ce devrait être toi. L’expansion du Big Bang produit un ensemble d’univers séparés pourvus de lois physiques légèrement différentes. La probabilité qu’il existe au moins un autre univers avec une Aj, un Lull et une Durnau approche les cent pour cent.
— Vieux de sept milliards d’années ?
— Lois physiques différentes. Le temps passe plus vite.
— Conjecture no 4.
— Conjecture no 4 : tout n’est qu’un jeu. Ou plutôt, une simulation. Au fond, la réalité physique est constituée de règles et d’application de règles, ces programmes simples qui donnent naissance à une complexité incalculable. La réalité virtuelle informatique a exactement la même apparence… je ne fais que répéter ce que j’ai toujours dit, L. Durnau. Mais voilà le hic. Nous sommes tous deux des faux. Nous sommes des rediffusions sur l’ordinateur ultime au point Oméga à la fin de l’espace-temps. La probabilité que notre réalité soit une rediffusion restera toujours supérieure à celle qu’elle soit l’originale.
— Et des bogues apparaissent dans le système. Notre mystérieux astéroïde vieux de sept milliards d’années.
— Ce qui implique un tournant imminent dans l’intrigue pour les Sims.
— Tu n’es pas censé voir le Grand et Puissant Magicien d’Oz, dit Lisa Durnau.
— Nous ne sommes certainement plus au Kansas. »
Le châï-wallah passe, balançant sa petite urne en acier inoxydable et psalmodiant son mantra : châï, kâfi. Thomas Lull en prend une nouvelle tasse.
« Je ne savais pas que tu buvais de ce truc, dit Lisa.
— Conjecture no 5. Pour un mystérieux artefact extraterrestre, il est un peu bringuebalant. J’ai vu des effets spéciaux plus convaincants dans Town and Country.
— Je vois ce que tu veux dire. Il donne l’impression que c’est nous qui l’avons construit… comme pour nous envoyer une espèce de message.
— Un message impossible à ignorer… un astéroïde qui croise l’orbite de la Terre et qu’il faut donc écarter de son chemin. »
Lisa Durnau hésite. C’est une conjecture plus que détachée de la réalité. « Un message en provenance de notre propre avenir.
— Je ne vois rien là que nous ne puissions réaliser dans quelques siècles.
— Un avertissement ?
— Pourquoi expédier un message dans le passé, sinon parce qu’on a méchamment besoin de le changer ? Nos arrière-arrière-etc.-petits Lull et Durnau sont tombés sur un problème qu’ils n’arrivent pas à régler. Mais s’ils s’étaient donné quelques siècles d’avance…
— Je n’arrive pas à imaginer ce qu’ils affrontent, pour se retrouver le dos au mur alors qu’ils sont capables de faire voyager des objets dans le temps.
— Moi, j’y arrive, affirme Thomas Lull : la guerre finale entre les humains et les aeais. Nous affronterions les Générations Dix, à ce moment-là… cent millions de fois les capacités d’une Gén Trois.
— Ça signifie qu’elles opéreraient au même niveau que les codes de Wolfram/Friedkin sous-jacents à notre réalité physique. Auquel cas…
— Elles pourraient manipuler directement la réalité physique.
— Tu parles de magie, là. De Dieu, de magie. Nom d’un chien, Lull. J’ai des objections. Premièrement : ils l’ont renvoyé de sept milliards d’années dans le passé ?
— Une anomalie gravitationnelle a remué la nébuleuse de poussière qui est devenue notre système solaire. Un trou noir de passage ferait un point d’ancrage épatant pour un trou de ver de type temporel. Au moins, ils auraient la certitude qu’on sera là.
— Très bien, Lull. Attaque-toi à celle-là. Objection no 2 : comme message, il manque de clarté. Pourquoi pas un simple “au secours, on se fait baiser par des Intelligences Artificielles aux pouvoirs divins” ?
— Quel effet aurait un message de ce genre, à ton avis ? Le temps qu’on le comprenne, on serait prêts pour ce que le Tabernacle a à nous dire.
— Je n’en suis pas persuadée, Lull. Même avec les Générations Dix, les trous de ver et le fait de nous envoyer un avertissement nous aiguillant dans un univers qui nous donne l’avantage, mais les condamne dans le leur… et même, que diable toi, moi et une fille de dix-huit ans capable de parler aux machines avons-nous de si important ? »
Thomas Lull hausse les épaules, ce geste exaspérant et goguenard j’en-sais-rien-m’en-fous qui a toujours eu le don d’agacer Lisa dans les discussions de ce type où elle réfutait ses spéculations. Lull se penche à nouveau sur les images volées représentant l’intérieur du crâne d’Aj.
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