Je les écoutais avec un mélange de gêne et de tristesse. J’aurais voulu m’enfuir pour pleurer, mais ce n’était pas possible.
— Tu vas nous rendre fiers de toi, me dit mon père.
Puis, pour bien faire passer le message, d’une voix plus forte, il répéta exactement la même chose.
— Je ferai de mon mieux, déclarai-je en scrutant son visage.
Lui et moi, nous n’avions jamais communiqué vraiment. Son amour pour moi avait toujours été évident, et il ne m’avait jamais fait du tort, mais il semblait souvent absent. Ma mère, je pensais la connaître à fond ; pourtant, elle ne manquait jamais de me surprendre, alors que ce n’était jamais le cas avec mon père.
— Inutile de prolonger ce moment, déclara ma mère d’un ton ferme, saisissant le coude de mon père pour souligner ses paroles.
Elle me serra dans ses bras. Je me blottis contre elle comme une petite fille qui attend qu’on la soulève et qu’on la berce. Elle me repoussa en souriant, les larmes aux yeux, gentiment mais fermement. Mon père prit ma main pour la serrer dans les siennes avec effusion. Il avait, lui aussi, les larmes aux yeux. Ils se détournèrent abruptement et s’éloignèrent.
Stan resta un peu plus longtemps avec moi. Nous demeurâmes à l’écart de la foule, sans beaucoup parler, jusqu’à ce qu’il penche la tête de côté pour murmurer :
— Tu vas leur manquer.
— Je sais.
— À moi aussi.
— Ça passera vite, murmurai-je.
— Je vais passer contrat, déclara-t-il en avançant la mâchoire d’un air de défi.
— Hein ?
— Avec Jane Wolper.
— De chez Cailetet ?
— Oui.
— Stan, tu sais très bien que papa déteste les gens de Cailetet. Ils sont arrogants et prolunaires. Nous n’avons jamais pu sympathiser avec eux.
— C’est peut-être pour cela que je l’aime.
Je le considérai avec ahurissement.
— Tu m’étonneras toujours, lui dis-je.
— Ouais.
Il semblait particulièrement satisfait de lui-même.
— Tu vas aller dans leur famille ?
— Ouais.
— Je suis heureuse de m’en aller maintenant.
— Je te tiendrai au courant. Si papa ne te parle pas de moi, cela voudra dire que les choses se sont mal passées. Je te donnerai les détails quand la poussière sera retombée.
Je le revoyais en train de courir dans la galerie qui séparait nos chambres quand il avait cinq ans et moi deux et demi et que je l’idolâtrais. Il faisait des bonds comme un kangourou et portait des tampons en caoutchouc aux pieds et aux mains pour rebondir sur les parois des galeries. Athlétique et calme, il avait toujours su où il allait. Il n’avait jamais fait enrager nos parents, mais ne leur avait pas laissé de répit non plus. À présent, c’était son tour de provoquer.
Nous nous embrassâmes.
— Ne la laisse pas te mener par le bout du nez, lui dis-je.
Il me fit une grimace de singe hargneux, l’effaça de son visage avec sa main à la manière d’un clown et la remplaça par un sourire rayonnant.
— Je suis fier que tu aies réussi, Casseia, me dit-il.
Il m’embrassa de nouveau rapidement, me serra les deux mains puis me donna un petit paquet avant de s’en aller.
Je m’assis dans un coin pour ouvrir le paquet. Il contenait une cartouche de toutes les vids et de tous les souvenirs de notre famille. Elle pesait cent grammes. Il avait payé le supplément de poids correspondant. Il y avait le timbre officiel sur la boîte. Je me sentis encore plus vide et plus seule que précédemment.
Je fis face au hall plein de monde avec une sorte d’angoisse sensuelle. Le départ de la navette était fixé dans deux heures. Dans moins de six heures, je serais à bord du Tuamotu. Nous quitterions l’orbite martienne pour nous injecter dans une orbite solaire dans vingt-quatre heures au plus.
Je mis le cadeau de Stan dans ma poche, carrai les épaules et me mêlai à la foule avec un grand sourire factice.
Même dans les conditions les plus opulentes, le voyage spatial n’était jamais très confortable. La navette qui nous mit en orbite constitua une rude introduction aux nécessités de l’espace lorsque l’on quitte une planète. Nous étions des poissons rouges propulsés hors de leur aquarium sur une colonne d’hydrogène ou de méthane en flammes, à l’intérieur d’une cabine cylindrique de moins de dix mètres de large. Soixante-dix passagers et deux membres d’équipage disposés en cercles superposés, les pieds vers l’extérieur, échappant peu à peu à l’attraction rassurante de Mars pour tomber sans fin, sans fin…
La duochimie temp aidait beaucoup. Les passagers qui s’étaient fait installer des bimétabolismes permanents pour s’adapter aux conditions micro- g passèrent la première heure d’orbite endormis pendant que la navette oscillait doucement pour accoster le Tuamotu. J’avais refusé, pour ma part, ce traitement trop radical – combien de fois étais-je appelée à voyager d’un monde à l’autre ? – et opté pour la temp. Je demeurai éveillée d’un bout à l’autre, sentant mon corps s’engourdir dans la sensation incertaine de chute perpétuelle.
Certaines réactions furent inattendues. Les réajustements rapides de la duochimie temp firent naître en moi une euphorie à la fois plaisante et troublante. Durant plusieurs minutes, je me sentis incroyablement lubrique. Cela passa, toutefois, et il ne me resta plus qu’un picotement vibrant dans tout le corps.
Bithras et Pak-Lee étaient arrivés à Atwood après que j’eus été placée à bord. Ils se trouvaient dans la navette quelque part au-dessous de moi. Alice II était dans la soute, sur une couchette réservée aux penseurs.
Être coupé des réseaux, pour un penseur, équivalait à une expérience de privation sensorielle. Moins d’un dixième de la capacité d’Alice II serait sollicité pendant que nous serions dans l’espace. La bande passante des communications spatiales était trop étroite pour qu’elle puisse être employée à plein temps. Elle ne dormirait pas pendant le voyage, naturellement, mais passerait le plus clair de son temps à corréler des événements de l’histoire terrestre et martienne tirés de son énorme stock de données.
Les penseurs avaient parfois créé pendant leur temps de rêve machine des œuvres LitVids impressionnantes et qui faisaient autorité. On disait que les meilleurs historiens n’étaient plus humains, mais je n’étais pas d’accord. Alice I et Alice II me semblaient parfaitement humaines. La première appelait même la seconde sa « fille ». Je n’avais jamais, jusque-là, travaillé de très près avec des penseurs, et cela me charmait.
Assise dans le noir sur ma couchette étroite avec une projection de la surface orange et rouge de Mars qui se déroulait au-dessus de moi, je songeai à Charles, en me demandant ce qu’il faisait en ce moment. Contrairement à lui, je n’avais pas encore trouvé quelqu’un qui fût susceptible d’occuper mes loisirs. La veille du départ, j’avais bavardé de cela avec Diane, et elle m’avait demandé si j’espérais nouer quelque relation romantique durant le voyage.
— Passe le chiffon, avais-je répondu. Je vais être un lapin trop occupé.
Le voyage aller durerait huit mois terrestres. Chaque passager avait le choix entre trois options : sommeil à chaud, l’esprit englobé dans un environnement sim sophistiqué (quelquefois appelé improprement cybernation), voyage en temps réel ou mélange prédosé des deux. La plupart des Martiens choisissaient le temps réel. Les Terriens qui faisaient le voyage de retour préféraient généralement les sims et le sommeil à chaud.
La vue de Mars fit soudain place à l’image du Tuamotu dans l’espace. Ses bômes repliées, ses cylindres à passagers collés contre la coque, notre maison pour les huit mois à venir paraissait minuscule sur fond d’étoiles. Des remorqueurs étaient en train d’arrimer à la proue des réservoirs de masse d’hélium-3, d’ergols, de méthane et d’eau. À la Poupe, les essais de torsion des entonnoirs de propulsion avaient déjà commencé.
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