Le gloussement se transforma en fou rire. Je roulai sur moi-même dans ma couchette pour étouffer le bruit. Mon rire n’avait rien d’agréable. Il sonnait âpre et forcé, mais était efficace. Je roulai sur le dos, mes angoisses momentanément apaisées.
Acre et son homologue chargé de l’autre cylindre organisèrent une soirée pour fêter le « jour du Demi-Degré ». Acre excellait dans ce genre d’occasions. Il ne semblait jamais s’ennuyer, jamais être à court de conversation polie. Les seuls moments où il restait seul étaient ceux où les passagers dormaient. Son unique défense paraissait consister en une certaine absence d’expression qui n’encourageait pas les bavards. J’étais à peu près certaine qu’il n’était pas un androïde fabriqué sur la Terre, mais le doute ne s’effaça jamais complètement.
Les passagers des deux cylindres se réunirent dans le grand salon, en se mêlant joyeusement, pour voir Mars se réduire à la taille de la Lune vue de la Terre. Les Terriens trouvèrent le spectacle enchanteur. On chanta « Harvest Mars », bien que la planète ne fût encore visible que dans son premier quartier{« Harvest Mars » : calqué sur « Harvest Moon », « lune des moissons », titre de chanson et expression désignant la pleine lune de l’équinoxe d’automne. ( N.d.T.) }… Le commandant brisa le col d’une bouteille de champagne français. La première de cinq, précisa-t-il.
La jeune fille se présenta à moi au petit déjeuner du troisième jour. Elle s’appelait Orianna et ses parents étaient citoyens des États-Unis et de l’Eurocom. Son visage me fascinait. Ses yeux étaient relevés aux coins, légèrement asymétriques ; ses pupilles évoquaient le brun-rouge flamboyant de l’opale d’Arcadie ; sa peau était d’un brun multiracial sans défaut. Elle paraissait parfaitement à l’aise sous une microgravité et flottait comme un chat. Elle me recommanda les meilleurs sims du vaisseau et parut amusée lorsque je lui expliquai que les sims n’étaient pas mon fort.
— Les Martiens sont des êtres adorables et curieux, me dit-elle. Vous allez être une grande attraction sur la Terre. Les Terros adorent les Martiens.
Je ne pensais pas que j’allais l’aimer beaucoup.
La première semaine, Bithras passa une grande partie de son temps à faire des exercices physiques, à travailler dans sa cabine ou à attendre impatiemment des communications avec Mars. Il nous parlait rarement. Allen et moi nous passâmes, au début, pas mal de temps ensemble, à faire de la culture physique ou à étudier. Mais il n’y eut rien d’autre entre nous, et nous nous tournâmes bientôt, chacun de son côté, vers d’autres passagers pour la conversation.
Je connaissais maintenant notre cylindre de long en large et, malgré mes réticences du début, j’avais parlé à peu près à tout le monde. Côté sentimental, les occasions étaient limitées. Les hommes étaient plus âgés que moi, et aucun ne m’intéressait. Tous, comme Bithras, étaient des déplaceurs de montagnes, occupés à des choses dont ils ne pouvaient pas vraiment parler.
Je fantasmais à l’idée que j’aurais pu me trouver à bord d’un vaisseau d’immigrants, au milieu d’hommes de toutes provenances dont le passé secret les pousserait soudain à me faire leurs confidences. Des gens dangereux, énigmatiques, passionnés.
Fixé à la coque, il y avait un télescope de quatre mètres, escamoté dans son logement durant les premiers millions de kilomètres mais déployé ensuite pour le plaisir des passagers. Je l’avais réservé pour quelques heures. Les loisirs à bord du Tuamotu étaient quelque chose d’extraordinaire pour qui voulait se recycler, particulièrement en astronomie.
Le poste d’observation de notre cylindre se trouvait dans le salon panoramique. C’était une petite cabine où il y avait de la place pour quatre. J’avais espéré pouvoir étudier seule, m’entraîner à la navigation céleste et au repérage des astres, observer les systèmes planétaires des étoiles les plus proches. Je voulais essayer de découvrir toute seule les corps célestes les plus classiques et les plus accessibles, mais je tombai sur Orianna dans le salon.
De but en blanc, elle me demanda si elle pouvait venir avec moi.
— Je n’ai pas réservé, se plaignit-elle, et c’est complet pour toute la semaine. J’adore l’astronomie ! J’aimerais me faire transformer pour aller dans les étoiles.
Elle écarta les mains de quelques centimètres, évoquant la taille des humains modifiés pour une vie de voyages interstellaires.
— Ça vous dérange ? me demanda-t-elle.
Cela me dérangeait beaucoup, mais les bonnes manières martiennes me firent répondre qu’elle était la bienvenue. Elle me suivit avec un sourire.
Elle savait parfaitement utiliser les commandes et me gâcha le plaisir en découvrant, experte, en quelques minutes, tous les corps célestes que je m’étais proposé de repérer. Je lui exprimai mon admiration.
— Ce n’est rien, me dit-elle. Mes parents m’ont offert sept rehaussements différents. Si je veux, je peux jouer de n’importe quel instrument de musique après quelques jours de pratique. Pas en virtuose, bien sûr, mais au moins aussi bien qu’un amateur doué. Dans quelques années, si la législation change, je pourrai me faire installer un minipenseur.
— Ça ne vous gêne pas d’avoir tous ces talents ? demandai-je.
Elle se mit en boule et, d’un doigt, se propulsa de manière à se retrouver la tête en bas par rapport à moi. Puis son orteil agrippa une barre et elle cessa de tourner.
— J’ai l’habitude, murmura-t-elle. Même sur la Terre, il y a des gens qui trouvent que mes parents et moi nous allons trop loin. Tout ce que je leur ai demandé, ils me l’ont donné. Il faut que je m’abaisse pour me faire des amis.
— Vous vous abaissez en ce moment ?
— Bien sûr. Je ne frime jamais. Ce n’est bon qu’à compromettre toute chance de se faire des relations. Vous êtes une naturelle, je suppose ?
J’acquiesçai de la tête.
— Certaines de mes amies vous envieraient. C’est une chance de pouvoir être uniquement ce que l’on est. Mais cela me ralentirait trop. Vous ne vous sentez pas ralentie ?
Je me mis à rire. Elle était trop éthérée pour en prendre ombrage, tout au moins pendant bien longtemps.
— En permanence, lui répondis-je.
— Pourquoi ne pas vous faire rehausser, dans ce cas ? C’est possible, vous savez. Même sur Mars. D’ailleurs, vous êtes de Majumdar, le MA financier, si je ne me trompe, n’est-ce pas ?
Son intonation me disait qu’elle savait parfaitement qui j’étais et d’où je venais.
— Oui, répondis-je. Vous êtes restée longtemps sur Mars ?
— Juste entre deux vaisseaux. Deux mois. Nous sommes arrivés sur orbite rapide, par Vénus. Mes parents n’étaient jamais allés sur Mars. Ils voulaient voir comment c’était réellement, en chair et en os. Nous avons vu aussi la Lune.
— Mars vous a plu ?
— Énormément. C’est sauvage et très beau. On dirait que la planète est en train d’atteindre sa puberté.
Je n’avais jamais entendu dire cela de Mars. Les Martiens avaient tendance à se considérer comme une société ancienne et bien établie. Ils confondaient peut-être notre bref passé humain avec l’âge réel de la planète.
— Qu’avez-vous visité ? demandai-je.
— Nous avons été invités dans une demi-douzaine de villes. Nous avons même visité quelques stations isolées, peuplées de récents immigrants terros. Mon père et ma mère connaissent un certain nombre d’éloïs. Mais nous ne sommes pas allés à… (de nouveau, elle fit une pause introspective) Ylla ou Jiddah. C’est bien de là que vous venez, n’est-ce pas ?
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