— Où prenez-vous vos références ? demandai-je.
Mon adresse personnelle n’était pas sur le manifeste public.
— J’ai absorbé les annuaires martiens, me dit Orianna. Je ne les ai pas encore effacés.
— Pourquoi faire un truc pareil ? N’importe quelle ardoise peut les contenir.
— Je n’utilise pas d’ardoise. Je fais ça directement. Pas d’interface. J’adore être immée.
— Immée ?
Elle croisa les bras.
— Immergée. C’est comme si j’évoluais dans un autre domaine, de pure information, en temps accéléré.
— Ah !
— Le savoir distillé. Apprendre, c’est être.
— Oh !
Je refermai la bouche.
— Je crois que j’ai fait la touche avec la plupart des Martiens. J’en ai même cartonné quelques-uns qui avaient mon âge. Les Martiens sont plutôt coincés sur la mode, n’est-ce pas ?
— C’est ce que disent certains.
— Et vous ?
— Je suppose que je suis assez conservatrice.
Elle déplia ses longs bras et jambes et agrippa les poignées de la cabine avec une grâce irréelle.
— Je n’ai trouvé personne d’intéressant à bord de ce vaisseau. Pour partener, je veux dire. Et vous ?
— Moi non plus.
— Vous avez eu beaucoup de partènes ?
— Vous voulez dire des amants ?
Elle sourit, avec la sagesse d’une ancienne.
— Le mot est joli, mais pas toujours exact, n’est-ce pas ?
— Quelques-uns, déclarai-je, espérant qu’elle comprendrait et n’insisterait pas.
— Mes parents adhéraient au programme de partenage en bas âge. Je partène depuis l’âge de dix ans. Vous trouvez peut-être que c’est trop tôt ?
Je dissimulai le choc que cela me causait. J’avais entendu parler de ce programme, mais il n’avait pas du tout pris sur Mars.
— Pour nous, les enfants ne doivent pas être privés de leur jeune âge, murmurai-je.
— Croyez-moi, me dit Orianna, je ne suis plus une enfant depuis l’âge de cinq ans. Cela vous trouble ?
— Vous avez eu des relations sexuelles depuis l’âge de dix ans ?
Cette conversation me rendait très mal à l’aise.
— Non ! Je n’ai jamais eu de relations sexuelles.
— En sim ? demandai-je timidement.
— Quelquefois. Le partenage… Oh ! Je vois votre confusion. Je veux parler d’une proximité mentale où l’on découvre ensemble toutes sortes de plaisirs. J’adore les sims totales. J’en ai fait deux. C’est une expérience extrêmement enrichissante. Je sais tout sur le sexe, naturellement. Même quand il serait physiquement impossible. Le sexe entre des formes humaines à quatre dimensions, par exemple…
Elle prit soudain une expression de détresse. Sa présence était si charismatique que j’eus aussitôt envie de m’excuser. J’aurais fait n’importe quoi pour qu’elle soit contente.
Mon Dieu ! me disais-je. Une planète remplie de gens comme elle !
— Je n’ai jamais partagé mon esprit avec personne, avouai-je.
— J’aimerais beaucoup partager avec vous.
La proposition était si désarmante que je fus incapable de trouver une réponse.
— Vous avez une présence si naturelle, poursuivit Orianna. Je pense que vous feriez une partène idéale. Je vous observe depuis le début du voyage.
Elle fronça les lèvres et s’adossa contre la paroi.
— J’espère que je ne suis pas trop directe, ajouta-t-elle.
— Mais non, murmurai-je.
Elle tendit la main pour m’effleurer la joue du dos des doigts.
— Tu partènes ?
Je rougis violemment.
— Je ne… fais pas de sims, bafouillai-je.
— On bavardera, dans ce cas. Pendant le voyage. Et quand on arrivera, je te montrerai des choses… à côté desquelles les touristes martiens passent généralement. Je te présenterai mes amis. Ils seront tous fous de toi.
— Si tu veux, acquiesçai-je.
Je me disais que, si la situation me dépassait, je pourrais toujours me dérober au dernier moment en faisant état d’un malentendu culturel.
— Tu verras, la Terre, c’est vraiment quelque chose, me dit Orianna avec un clin d’œil extraordinairement sensuel. Je m’en aperçois beaucoup plus clairement maintenant que je connais Mars.
Nous nous rapprochions des dix millions de kilomètres qui marquaient la fin de la troisième semaine de voyage. Les réacteurs de fusion allaient bientôt entrer en action. La coque ne serait plus praticable quand ils fonctionneraient.
À l’issue d’une fête mémorable, au cours de laquelle fut servi l’un des plus somptueux banquets du voyage, le commandant nous fit ses adieux et se prépara à se retirer dans l’autre cylindre. Les passagers qui avaient leur cabine là-bas ne pourraient plus venir nous voir. Nous nous serrâmes la main avec effusion et ils se retirèrent en même temps que le commandant.
La plupart des occupants de notre cylindre allèrent se coucher dans leur cabine pour rendre la transition plus facile. Quelques esprits plus hardis, dont je faisais partie, restèrent dans le salon. Il y eut l’inévitable compte à rebours. J’avais horreur de me sentir touriste, mais je me joignis néanmoins aux autres. Acre était trop gentil pour que je lui gâche ses effets.
Nous étions de nouveau en impesanteur, mais nous allions bientôt assumer, pour plusieurs heures, le même poids que sur la Terre. Le compte à rebours arriva à zéro et nous poussâmes tous les huit une clameur au moment où un grand bruit creux se répercutait à travers le vaisseau. Nous pouvions maintenant poser les pieds sur le sol du salon. Orianna, près de ses parents, semblait au bord de l’extase. Elle me faisait penser à la Sainte Thérèse du Bernin, transpercée par l’inspiration.
La flamme de fusion nous suivait comme la traîne somptueuse d’une mariée. D’un bleu éclatant au centre, bordée d’orange provenant de l’ablation et de l’ionisation des revêtements des réacteurs et de l’entonnoir, elle nous poussa inexorablement vers une gravité d’un g, égale à près de trois fois celle qui régnait sur Mars.
Quelques personnes, parmi lesquelles les parents d’Orianna, grimpèrent dans la proue du cylindre pour s’adonner vaillamment aux joies de la culture physique, en raillant les mollusques que nous étions.
J’optai pour un compromis. Je grimpai partout dans le cylindre durant une heure. Les traitements de duochimie temp que j’avais suivis rendaient la nouvelle gravité supportable, mais elle n’en était pas moins pénible. J’avais lu, dans la prep du voyage, que la sensation d’oppression pouvait durer une bonne semaine sur la Terre pour ceux qui avaient fait la temp. Orianna m’accompagnait. Elle avait également choisi la temp, et elle s’exerçait à regagner sa force comme sur la Terre.
Pendant que nous grimpions de la plate-forme d’observation à la passerelle de contrôle de la bôme de proue, Orianna me parla des modes vestimentaires sur la Terre.
— Je ne suis plus tout à fait dans le coup depuis deux ans, naturellement, me dit-elle, mais je ne crois pas avoir tout perdu. Il y a toujours les vids.
— Qu’est-ce qui se fait en ce moment ? demandai-je.
— Bon genre et fanfreluches. Vert pastel et dentelles. Les masques ne sont plus de mode cette année, à l’exception des flotteurs, qui sont des masques projetés ornés d’icônes personnelles. On ne porte plus de projections matricielles. Je les aimais bien. Tu peux ne rien avoir sur toi ou presque et rester quand même discrète.
— Je peux refaire toute ma garde-robe. J’ai apporté assez de tissu brut avec moi.
Elle fit la grimace.
— Cette année, attends-toi à des ensembles fixes. Exit les nano-formes. Le mieux, ce sera les vieux matériaux. Déchirés, si poss. Je sens qu’on va fouiner dans les boutiques recycles. Le genre élimé, tu vois ça ? Les imitations nanos seront plus que déviées.
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