Les langages visuels semblaient particulièrement chocos dans les années 70. Plus d’une soixantaine avaient été créés dans la seule GAEO. Le plus en vogue était utilisé par quatre milliards et demi de personnes.
Malgré ce que m’avait dit Alice, je ne voyais pas tellement où était l’unification dans tout cela. Pour un Martien, et même pour une autochtone comme Orianna, la Terre offrait une étonnante image de diversité et même de folie déchaînée.
Pour Alice, cependant, la planète mère entrait seulement dans les premiers stades de sa nouvelle histoire.
Au bout de six semaines de voyage, Bithras me fit appeler dans sa cabine. Prête à livrer combat, j’apposai la paume de ma main sur le port d’accès. La porte s’ouvrit. Il me fit signe d’avancer. Il portait un pantalon long et une chemise en coton à manches longues, tout en blanc. Il grommela entre ses dents durant quelques minutes, affectant de chercher des cubes-mémoires, comme si je n’étais pas là.
— Oui, dit-il finalement, les cubes retrouvés à la main, en se tournant vers moi. J’espère que le voyage n’est pas trop monotone pour vous.
Je secouai la tête.
— J’ai passé le plus clair de mon temps à étudier et à faire de la culture physique, murmurai-je.
— Et aussi à bavarder avec Alice ?
— Oui.
— Elle a une personnalité brillante, mais on trouve chez elle la même naïveté que chez la plupart des penseurs. Ils sont incapables de juger les humains avec assez de sévérité. Pour ma part, je ne partage pas ces illusions. Le moment est venu, ma chère, de travailler ensemble, et cela concerne votre passé, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Je le regardai fixement, en hochant presque imperceptiblement la tête.
— Que savez-vous des chercheurs scientifiques martiens et de la théorie du continuum de Bell ?
— Je ne pense pas savoir quoi que ce soit là-dessus, répliquai-je.
— Le MA de Majumdar a pris langue avec Cailetet Mars au sujet du financement de certaines recherches. Ils ont besoin de ce que l’on appelle des penseurs en Logique Quantique. La Terre en exporte, mais ils coûtent très cher. Trente-neuf millions de dollars, expédiés endos et inactivés. Il reste ensuite à leur donner la personnalité que nous voulons, et cela prend des mois, des années, parfois.
Je ne disais toujours rien, même si je commençais à voir à peu près où il voulait en venir.
— Vous avez connu, à une époque, un étudiant doué du MA de Klein, nommé Charles Franklin, exact ?
— Oui.
— Vous étiez amants ?
Je déglutis, puis avançai le menton d’un air de défi en répondant :
— Cela a duré très peu de temps.
— Il a passé contrat, depuis, avec une femme de chez Cailetet.
— Ah !
Il étudia soigneusement ma réaction avant de continuer.
— Charles Franklin est aujourd’hui à la tête d’un groupe de jeunes chercheurs en physique théorique de l’Université Expérimentale. Ils se font appeler les Olympiens.
— Je l’ignorais.
— Rien d’étonnant, vu que leurs travaux sont tenus sous le manteau. Ils ne rendent de comptes qu’à leurs administrateurs financiers et n’ont rien publié jusqu’à présent. Je voudrais que vous preniez connaissance de ce rapport venu de la Terre. Il n’a que quelques jours et a été transmis chez Cailetet par l’université de Stanford.
— Comment est-il arrivé entre vos mains ? demandai-je.
Bithras sourit en secouant la tête et me tendit son ardoise. Le message ne contenait que du texte.
Avons établi lien très net entre pincements temporels et pincements spatiaux. Pourrait expliquer en grande partie la relat. spéciale. Troisième pincement découvert, peut-être à action simultanée mais à finalité inconnue. Pincements temporel, spatial ou de troisième type varient automatiquement. Explique probablement la relat. générale en ce qui concerne la courbure, mais troisième pincement induit un quatrième, plus faible et sporadique… Expliquerait la conservation de la destinée ? Cinquante pincements découverts jusqu’à présent. D’autres à venir. Envisageriez-vous partager découvertes ? Bénéfice mutuel si réponse positive.
— C’est ce qui s’appelle faire scientifiquement sa cour, déclara Bithras. Tout à fait inhabituel. La Terre courtisant Mars. Charles Franklin a-t-il discuté de ces choses avec vous ?
— Non. C’est-à-dire… euh… Je crois qu’il m’a parlé du « continuum de Bell » et de quelque chose d’autre. Des « voies interdites », un truc comme ça. Il n’a pas insisté. Ça ne m’intéressait pas tellement.
— Dommage, fit Bithras. Vous aviez une occasion en or, à la fois de vivre une aventure sentimentale avec Franklin et d’apprendre quelque chose d’extrêmement important. Il aurait pu vous confier un secret.
— Même s’il l’avait fait, je n’aurais rien compris.
— Le continuum de Bell, d’après mes documentalistes, est la clé d’une théorie révolutionnaire en physique. Les Olympiens appellent les univers des « destinées ».
Je secouai la tête. Je ne comprenais toujours rien à tout ça.
— Nous sommes tous concernés, Casseia, parce que Cailetet Mars est en train de subir des pressions pour se couper de tout financement tharsique, quelle qu’en soit la provenance.
— Cailetet est une compagnie lunaire.
— Bien sûr, mais dominée par la GAEO, et Cailetet Mars aimerait bien jouir d’un peu plus d’indépendance. En même temps, Franklin a été contacté par l’université de Stanford pour que leurs recherches soient fusionnées en un seul programme et qu’il aille sur la Terre continuer ses travaux. On lui fait miroiter l’accès aux penseurs les plus avancés, y compris les LQ. Naturellement, son salaire personnel grimperait en conséquence, et ils promettent également de faire quelque chose pour aider à résoudre les difficultés financières de Klein. Qui sont largement dues, inutile de le préciser, aux agissements de la GAEO.
— Il accepte ?
— Il a transmis la proposition à Klein, ce qui est la moindre des politesses au sein d’une famille, et Klein en a informé le Conseil, également par courtoisie. Le Conseil, à son tour, a fait passer l’information aux principaux commanditaires de la recherche tharsique. Non, il n’a pas accepté. C’est un jeune homme remarquable. Alice en conclut que la Terre est profondément engagée dans les recherches sur le continuum de Bell et dans un autre truc que l’on appelle la « théorie des descripteurs ». Plusieurs autres indices concourent à le prouver.
— C’est important ?
Bithras sourit.
— La Terre n’aura pas Charles Franklin ni les autres Olympiens. Majumdar coopérera avec Cailetet pour financer l’achat de trois penseurs LQ qui seront mis à leur disposition.
— Oh !
Charles avait fait le bon choix, et il avait obtenu en même temps ce qu’il voulait. Admirable.
— Je regrette que votre liaison n’ait pas été plus loin, me dit Bithras. Pourquoi avez-vous rompu ?
Il était passé sans transition à ma vie privée, et cela s’était si bien fait sur le même ton que je faillis répondre. Mais je me contentai de sourire, de tourner la main droite paume en l’air, de plisser le front et de hausser les épaules d’un air de dire : c’est la vie.
— Avez-vous une grande expérience des hommes à l’esprit brillant ? me demanda Bithras.
— Non.
— Des hommes tout court ?
Je continuai de sourire sans rien dire. Bithras m’observait avec attention.
— J’ai constaté, me dit-il, que les jeunes femmes acquièrent la plus grande partie de leur connaissance des hommes durant les cinq premières années de leur vie sentimentale. C’est une période cruciale. J’ai idée que vous vous trouvez dans cette période. Négliger votre éducation serait criminel. Un vaisseau spatial offre si peu d’occasions.
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