— Je vais te raconter une chose que tu ignores sur ta mère et moi. Considère cela, si tu veux, comme un devoir que je remplis envers mon sexe. Une femme peut faire terriblement souffrir un homme.
— Je sais cela !
Je détestais le ton plaintif sur lequel j’avais prononcé ces mots.
— Laisse-moi parler. Il y a des femmes qui croient que les hommes sont durs et doivent être traités en conséquence. Mais je n’approuve pas plus que tu fasses souffrir un homme par caprice que je n’approuverais Stan s’il faisait souffrir une femme.
Je secouai misérablement la tête. Je n’avais envie que d’une chose, c’était qu’on me laisse seule.
— Un peu d’histoire familiale. À prendre pour ce que cela vaut. Ta mère a mis un an à se décider entre un autre homme et moi. Elle disait qu’elle nous aimait tous les deux et qu’elle n’était pas capable de choisir. Je ne supportais pas l’idée de la partager avec un autre. Mais je ne pouvais pas non plus la laisser partir. Finalement, elle s’est détachée de l’autre, en me disant que c’était moi l’élu. Mais… ça m’a fait très mal, et je n’ai pas encore tout à fait récupéré, treize ans plus tard. J’aurais aimé me montrer chevaleresque, compréhensif, et lui pardonner, mais je ne suis pas capable, encore aujourd’hui, d’entendre prononcer le nom de cet homme sans blêmir. La vie n’est pas simple pour des gens comme nous. Nous aimerions nous dire que notre vie nous appartient, mais ce n’est pas le cas. J’aimerais bien que ce soit différent, Casseia. Je te le jure.
Je n’arrivais pas à croire que mon père pût me parler de telles choses. Je n’avais vraiment pas envie de les entendre. Mon père et ma mère, pour moi, avaient toujours été en harmonie parfaite, et ils le seraient toujours. Leur amour n’était pas le produit d’un caprice ou d’une succession d’émotions instables, ce n’était pas la conséquence d’enchaînements aussi chaotiques que ceux qui nous affectaient, Charles et moi.
Durant quelques secondes, je fus incapable de dire le moindre mot.
— Laisse-moi, je t’en supplie, murmurai-je enfin dans un sanglot incontrôlable.
Il se retira en grommelant une excuse.
Le lendemain matin, après un petit déjeuner qui me parut interminable, j’accompagnai Charles au dépôt de Kowloon. Nous nous embrassâmes presque en frère et sœur. Nous souffrions trop pour dire quoi que ce soit. Nous restâmes quelques instants à nous tenir la main et à nous regarder d’une manière dramatique. Puis Charles monta dans son train. Je courus vers la sortie.
Les forces se mettaient en place.
Le MA de Klein demanda mais ne reçut pas de garantie de solidarité. Il y eut une scission au sein du Conseil de la charte des MA. La Terre et la GAEO demandèrent à d’autres MA de signer des accords plus contraignants favorables à la planète mère. Les embargos se multiplièrent contre les gros MA. Certains se replièrent sur eux-mêmes, avec pour seule perspective l’épuisement des fonds et la banqueroute. Même les MA qui n’étaient pas touchés par la crise se rendaient compte que le système des familles indépendantes était condamné et que la solidarité face aux pressions extérieures ne serait bientôt plus un choix mais une nécessité.
La première fois, ma candidature à un stage chez un syndic fut rejetée. Je quittai Durrey pour retourner à l’UMS poursuivre mes études à la faculté de gespol, considérablement réduite entre-temps. Je présentai une deuxième demande de stage six mois plus tard. Elle fut également rejetée.
Bithras Majumdar, mon tiers-oncle, syndic du MA de Majumdar, avait été convoqué sur la Terre fin 2172, A.M. 53, pour témoigner devant le Sénat des États-Unis de l’Hémisphère Ouest. Il aurait pu transmettre son intervention et nous économiser à tous beaucoup d’argent. Les politiciens et les syndics improvisent rarement leurs discours en public. Mais l’arrogance de la Terre était légendaire.
La GAEO – la Grande Alliance Est-Ouest – s’était imposée comme la plus grande force économique et politique sur la Terre. En son sein, les États-Unis avaient conservé leur position de première puissance parmi ses pairs. Mais il était généralement admis sur Mars que la GAEO se servait des États-Unis pour exprimer énergiquement sa déception devant les lenteurs du processus d’unification de Mars. C’est ainsi que cette nation avait demandé à avoir des entretiens directs avec un Martien influent.
Tout cela me semblait, de manière perverse, représenter une aventure extrêmement romantique. Si tout le monde avait eu un peu plus de sens pratique, on ne m’aurait sans doute jamais offert cette chance d’aller là-bas. Même le plus chauvin des lapins rouges regardait la Terre avec un respect craintif. Quelles que fussent nos opinions sur les lourdeurs de sa politique et sur son amour fiévreux pour la technologie à outrance, sur le fatras écrasant de ses expériences biologiques ou sur son incroyable matérialisme, il restait que sur la Terre on pouvait marcher tout nu en plein air, et c’était une chose que nous avions tous rêvé d’essayer au moins une fois.
Quoi qu’il en soit, ayant échoué deux fois, je fis de nouveau acte de candidature. Cette fois-ci, je crois que ma mère – bien qu’elle ne l’ait jamais avoué par la suite – tira quelques ficelles. Ma demande alla plus loin que les précédentes, je fus conviée à un entretien à un plus haut niveau, et on me laissa entendre, pour finir, que j’avais de sérieuses chances d’être acceptée.
Je revis Charles pour la dernière fois, dans cette décennie, en 2173. En attendant une décision sur ma candidature, je m’étais inscrite pour un quartant à Ulysse en tant que commise du Conseil. Je travaillais dans les bureaux de Bette Irvine Sharpe, médiatrice du Grand Tharsis. C’était pour moi une expérience sans pareille. Et ma mère affirmait que le fait d’avoir eu ce poste indiquait que j’avais la faveur du Conseil.
C’était à l’occasion d’un bal organisé pour réunir des fonds destinés à l’Université Expérimentale de Tharsis, récemment ouverte, qui était en passe de devenir non seulement le haut lieu de la recherche scientifique sur Mars, mais également le centre des activités des penseurs.
Charles y était, en compagnie d’une jeune femme qui me déplut au premier abord. Nous tombâmes nez à nez sous le dôme transparent enrubanné érigé pour la circonstance au milieu d’un champ de corde en jachère.
Je portais une robe délibérément provocante, qui mettait en valeur des choses qui n’avaient nullement besoin de l’être. Charles était habillé aux couleurs de l’université, col roulé vert et pantalon gris foncé. Il s’arracha aux griffes de sa copine et nous nous fîmes face de part et d’autre d’une table couverte de légumes frais de conception nouvelle. Il déclara que j’étais ravissante. Je le complimentai, hypocritement, sur ses vêtements. Ils étaient, en réalité, horribles. Il paraissait calme, j’étais nerveuse. Je ressentais encore de la culpabilité pour ce qui s’était passé entre nous. Et pas seulement de la culpabilité, mais quelque chose d’autre aussi. Le fait d’être en sa présence me mettait mal à l’aise. Malgré tout, je le considérais toujours comme un ami.
— Je me suis portée candidate à un poste de stagiaire chez un syndic, lui dis-je. Je voudrais aller sur la Terre. Il y a de fortes chances pour que cela se réalise. Je partirai sans doute avec mon oncle Bithras.
Il répondit qu’il était content pour moi, mais ajouta d’une voix morose :
— Si tu pars, ce sera pour deux ans au moins. Une année martienne.
— Ça passe vite.
Il ne semblait pas convaincu.
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