J’aurais pu mettre fin à cette conversation en lui serrant la main et en lui disant fermement au revoir. Je n’aimais pas du tout cet aspect-là de Charles. Il n’avait pas la moitié des talents de mon père, mais il était deux fois plus imbu de sa personne, égocentrique à mort, et ça lui prenait la tête.
— J’ai mes propres projets, lui dis-je. J’ai besoin d’être plus que la collaboratrice ou le support moral de quelqu’un.
— Je comprends, répliqua-t-il, un peu trop rapidement.
— Je dois suivre ma propre voie. Il ne me suffit pas de m’attacher aux pas de quelqu’un et de me laisser guider.
— Bien sûr que non.
Ses traits se froncèrent de nouveau.
Tu ne vas surtout pas te mettre à chialer devant moi, songeai-je.
— J’ai tant de choses en moi, me dit-il. Tant de sentiments qui ne demandent qu’à s’extérioriser. Je suis incapable de m’exprimer correctement, et je sais que ce n’est pas ainsi que je pourrai te convaincre, mais je n’ai jamais rencontré une femme comme toi.
Tu n’as pas dû en rencontrer beaucoup, des femmes, pensai-je, peu charitablement.
— Où que tu ailles, quoi que nous fassions tous les deux, je t’attendrai, Casseia.
Je lui pris la main, sentant que c’était une manière appropriée sinon parfaite de sortir d’une situation pénible.
— J’ai aussi des sentiments pour toi, Charles, lui dis-je. Je ne t’oublierai jamais.
— Tu ne veux pas te lier par contrat. Je ne pouvais plus le faire, de toute manière, et tu le savais. Tu ne veux donc même pas me considérer comme un partenaire régulier. Tu n’as plus envie de me voir du tout.
— La seule chose que je veux, c’est ma liberté de choix, et je ne l’ai pas pour le moment.
— À cause de moi.
— Oui.
— Casseia, je ne me suis jamais senti aussi honteux de ma vie.
Je le regardai sans comprendre.
— Tu as beaucoup à apprendre sur les hommes.
— C’est évident.
— Sur les gens.
— Sans aucun doute.
— Mais tu ne veux pas que ce soit moi qui te l’apprenne. Qu’est-ce que je t’ai donc fait pour que tu mettes si vite un terme à notre relation ?
— Mais rien du tout ! m’écriai-je.
Je savais que je ne serais plus capable de me maîtriser longtemps. Le plus terrible, c’était que Charles allait être obligé, après cela, de passer la nuit ici. Il n’y avait plus de train, si tard, pour le dépôt de Kowloon. Demain matin, nous serions obligés de nous faire face, avec mes parents devant.
— Ce que je veux, c’est vivre seule, indépendante, en menant ma vie comme je l’entends, pour voir ce dont je suis capable, déclarai-je en grommelant à demi.
Mes yeux étaient en train de se remplir de larmes. Je relevai la tête pour les empêcher de couler sur mes joues.
— Ne m’attends pas, murmurai-je. Ce n’est pas ça, la liberté.
Il secoua la tête, rapidement.
— J’ai fait quelque chose de mal.
— Non ! hurlai-je.
Nous étions toujours dans le salon souvenir. Je lui pris le bras pour le guider jusqu’au moyeu du terrier et ouvris la porte de la galerie du jardin de thé. Je le poussai en avant, les dents serrées.
Le jardin de thé consistait en une cellule cylindrique située à dix mètres sous la surface. D’épais buissons verts sortaient des parois, de la voûte et du sol pour s’orienter dans la direction d’un soleil artificiel en feuille ondulée. Les feuilles bruissaient dans le courant de circulation d’air. Je ne lui lâchai le bras que lorsque nous fûmes à l’autre bout du cylindre.
— C’est moi qui ai fait quelque chose de mal, lui dis-je. C’est moi, ce n’est pas toi.
— Tout semblait si naturel, si authentique, murmura Charles.
— Cela aurait pu l’être, si c’était arrivé dans trois ans, cinq ans peut-être. Mais le moment n’était simplement pas le bon. Qui sait ce que nous serons devenus dans cinq ans ?
Charles s’assit sur un banc. Je m’assis à côté de lui, en m’essuyant furtivement les yeux avec une manche. Il n’y avait pas tellement longtemps que j’avais cessé de jouer à la poupée et de me plonger dans les LitVids sur les petites filles de l’époque victorienne de la Terre. Comment les choses avaient-elles pu aller si vite ?
— Sur la Terre, me dit Charles, on enseigne tout aux enfants sur la sexualité, la vie amoureuse et le mariage.
— Sur Mars, nous sommes vieux jeu pour cela.
— Nous commettons beaucoup d’erreurs par ignorance.
— D’accord, je suis ignorante, concédai-je.
Nos voix étaient redevenues normales. Nous aurions pu aussi bien être en train de discuter des mérites de différents thés.
Les Martiens sont très attachés à leur variété locale. Pour ma part, je préfère le pekoe. Et vous ?
— Je ne me confondrai plus en excuses, dit-il en me prenant la main. (J’exerçai une pression sur ses doigts.) Mais je pensais sincèrement ce que je t’ai dit tout à l’heure, Casseia. Et je te le répète. Quand tu seras prête, où que ce soit, je serai là à t’attendre. Je ne m’en irai pas. C’est toi que j’ai choisie. Je ne serai heureux avec aucune autre. En attendant, je voudrais rester ton ami. Je ne te demande rien.
J’avais envie de trépigner en hurlant : C’est trop con, Charles ! Tu ne comprends rien à ce que je dis !
Mais je m’abstins. Soudain, je voyais Charles, très clairement, tel qu’il était : une flèche allant directement au but, sans prendre le temps de s’arrêter pour souffler ni même de se détendre en jouant. C’était un homme droit et honnête, qui ferait, en fait, un mari merveilleux capable de beaucoup d’amour.
Mais ce n’était pas pour moi, ça. Mon parcours ne pouvait s’adapter au sien. Je n’atteindrais peut-être jamais ma cible, et je doutais que nous puissions avoir un jour la même.
Je compris soudain qu’il allait me manquer, et la douleur devint plus intense que je n’étais capable de le supporter.
Je sortis du jardin de thé. Mon père entraîna Charles vers le salon.
Un peu plus tard, mon père vint me trouver dans ma chambre. La porte était verrouillée et j’avais débranché le communicateur, mais je l’entendis frapper à travers l’épaisseur de mousse et d’acier. Je lui ouvris, et il s’assit au bord du lit.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
Je pleurais en silence, incapable de m’arrêter.
— Il t’a fait du mal ?
— Certainement pas, sanglotai-je.
— Tu lui en as fait ?
— Oui.
Il secoua la tête et fronça la lèvre avant de reprendre une expression neutre.
— Je ne te poserai pas d’autres questions. Tu es ma fille. Mais je vais te raconter une chose, et tu peux la prendre pour ce qu’elle vaut. Charles a l’air très amoureux de toi. Tu as fait quelque chose pour attirer son amour.
— S’il te plaît, papa…
— J’ai voulu lui parler, dans le salon. Il avait l’air d’un petit chien perdu.
Je me détournai, prise de nausée.
— Tu l’as invité ici pour nous le présenter ?
— Non.
— Il pensait que c’était la raison.
— Non.
— Très bien. (Il plia un genou, qu’il entoura de ses deux mains en un geste très masculin, très paternel.) Depuis des années, je me demandais ce que je ferais si quelqu’un te faisait du mal, et quelle serait ma réaction quand tu commencerais à fréquenter des garçons. Tu sais à quel point je t’aime. J’ai peut-être été naïf, mais je n’ai jamais beaucoup songé à l’effet que tu pourrais avoir sur quelqu’un. Nous pensions t’avoir assez bien élevée…
— Papa, s’il te plaît…
Il prit une profonde inspiration.
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