Mon père plissa un œil et m’examina comme un prospecteur examine une veine dans la roche.
— Il a mon approbation, jusqu’ici.
— Ce n’est qu’un copain. Il est ici pour que nous discutions. Je ne t’ai pas demandé ton approbation.
— Notre attitude t’embarrasse ?
— Je voudrais seulement discuter de choses importantes avec lui, et tout cela prend trop de temps.
— Pardonne-nous, me dit mon père. Je vais essayer d’abréger l’interrogatoire.
Nous retournâmes au salon souvenir. Avec tact, mon père arracha ma mère à sa conversation et lui suggéra d’inspecter le jardin de thé. Lorsqu’ils furent partis, Charles se laissa aller en arrière dans son fauteuil, repu et détendu.
— Ils sont gentils, me dit-il. Je vois d’où vient ton caractère.
Tout ce qu’il aurait pu dire m’aurait mitée. Mais cette remarque m’irrita deux fois plus.
— Je suis une femme indépendante, déclarai-je.
Il leva les mains en signe d’impuissance et soupira.
— Casseia, si tu as quelque chose à me dire, dis-le-moi tout de suite. Tu me mets de la boue dans la tête.
— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de ta candidature à une liaison ?
Il fronça les sourcils.
— Pardon ?
— Ta candidature à une liaison avec un penseur LQ.
— Et alors ? demanda-t-il avec un manque d’expression total. Un tiers de ma classe de physique a posé sa candidature.
— Je sais ce que c’est qu’un penseur LQ, Charles. Je connais les ravages que cela peut faire sur une personne.
— Ça ne la transforme pas en monstre.
— Mais ça ne lui fait pas du bien non plus en tant qu’être humain.
— C’est juste ça qu’il y a entre nous ?
— Non.
— Il y a quelque chose qui cloche, je le sais.
— Quel genre d’existence pourrait mener quelqu’un qui…
J’étais en train de m’embourber, et je ne voyais pas comment me sortir de là.
— Quelqu’un qui épouserait un LQ ? fit-il en souriant comme s’il trouvait cela très drôle. Mais c’était un caprice, Casseia. Un truc dont on a beaucoup parlé sur la Terre. Certains de nos meilleurs physiciens pensent que cela aiderait à résoudre certains problèmes conceptuels. Ce serait provisoire.
— Tu ne m’en as pas parlé, accusai-je.
Il essaya de contourner l’obstacle.
— Je n’ai plus aucune chance d’être accepté, à présent.
— Peut-être, mais tu ne m’en as pas parlé.
— C’est cela qui te tracasse ?
— Tu ne m’as pas fait suffisamment confiance pour m’en parler.
J’avais du mal à croire que nous nous étions à ce point fourvoyés dans une impasse. Tout cela pour éviter de prononcer des mots blessants, des mots que je n’avais aucune véritable raison de lui assener.
Il était là devant moi. Une partie de mon être – la partie énergique et substantielle – aurait voulu lui présenter ses excuses, l’accompagner dans le jardin de thé et faire de nouveau l’amour avec lui. Mais ma volonté s’y opposait. J’avais pris ma décision. Et je m’y conformerais même si c’était extrêmement pénible pour nous deux.
— J’ai encore à grandir pas mal, lui dis-je.
— Moi aussi. Nous…
— Mais pas ensemble.
Sa bouche retomba. Ses paupières se fermèrent à demi. Il baissa les yeux, serra les lèvres et murmura :
— Comme tu voudras.
— Nous sommes tous les deux trop jeunes. J’ai aimé les moments que nous avons passés ensemble.
— Tu m’as invité pour me présenter tes parents avant de me dire ça ? Ce n’est pas très gentil pour eux. Tu leur as fait perdre leur temps.
— Ils t’aiment autant que moi. Je voulais te parler dans un endroit qui me soit familier, parce que ce n’est pas une chose facile à dire pour moi. Je t’aime vraiment.
— Hum…
Il évitait de me regarder en face. Il scrutait les murs comme s’il cherchait un endroit par où s’échapper.
— Tu voulais me faire parler de projets qui n’ont que très peu de chances d’aboutir, et t’échauffer au sujet de choses qui sont probablement impossibles. Tu es déçue que ça ne se passe pas comme ça.
— Ce n’est pas vrai. (J’avançai la mâchoire, fonçant dans le brouillard mais entrevoyant, seulement maintenant, la direction de ma réaction.) Je te dis ce que je ressens. Plus tard, peut-être, quand nous serons tous les deux arrivés quelque part, quand il y aura moins de confusion dans nos esprits et que nous saurons ce que nous voulons…
— J’ai toujours su ce que je voulais depuis que j’étais gamin.
— Dans ce cas, tu aurais dû choisir quelqu’un qui te ressemble davantage. Pour ma part, j’ignore où je vais et ce que je ferai.
Charles hocha lentement la tête.
— J’ai trop poussé, fit-il.
— Arrête avec ça, merde. Tu parles comme un…
— Comme un quoi ?
— Rien du tout.
Je levai vers lui de grands yeux contrits, essayant de lui témoigner, par la manière dont je fixais chaque point de son très fin visage, l’affection que j’éprouvais réellement pour lui.
— Tu n’es pas heureuse, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.
— Nous ne pouvons pas espérer devenir adultes en un ou deux mois.
Il écarta les bras.
— Tout ce que je veux, c’est être avec toi, faire l’amour avec toi, te toucher, te regarder dormir…
Je trouvais ce tableau particulièrement effrayant. La quiétude béate d’un foyer conjugal ne correspondait pas du tout à ce dont je pensais avoir besoin. La jeunesse est une phase d’aventures, de changements multiples et non de fixation pour la vie sur un chemin tracé une fois pour toutes.
— Tu pourrais m’apprendre tant de choses en politique et sur la manière dont les gens travaillent ensemble, poursuivit-il. J’ai besoin de ça. Je m’enfonce parfois si loin dans les abstractions que je m’égare. Tu m’équilibrerais.
— Je ne sais pas si je serai jamais prête à jouer un tel rôle, Charles. Il vaudrait peut-être mieux que nous restions amis.
— Nous resterons toujours amis.
— Juste amis, pour le moment, ajoutai-je doucement.
— Tu es pleine de sagesse, me dit-il au bout de quelques secondes. Pardonne-moi d’avoir été si maladroit.
— Pas du tout. Tu t’es montré charmant, en fin de compte.
— Charmant, mais pas très convaincant.
— Je ne sais pas ce que je veux, murmurai-je. Il faudra que je le découvre par moi-même au fur et à mesure.
— Est-ce que tu crois en moi ? me demanda-t-il. Si oui, tu dois savoir que la vie avec moi ne sera jamais monotone.
Je lui lançai, pour toute réponse, un regard mi-perplexe, mi-furieux.
— Je vais accomplir des choses importantes. J’ignore combien de temps cela me prendra, Casseia, mais j’ai déjà un sérieux aperçu. Il y a des domaines où je peux apporter ma contribution. Le travail que je fais en dehors de l’université – je n’en parle à personne – progresse de manière satisfaisante. Ce n’est pas encore publiable, mais c’est valable, et ce n’est qu’un début.
Je voyais, pour la première fois, un aspect de Charles que je n’avais pas soupçonné et qui ne me plaisait pas du tout. Ses traits se froncèrent en une moue déterminée.
— Tu n’as pas besoin de chercher à me convaincre que tu es quelqu’un de bien, murmurai-je farouchement.
Il posa sur mes épaules des mains légères mais insistantes.
— Ce n’est pas d’être quelque de bien qui compte. Mais j’ai parfois l’impression d’entrevoir l’avenir. Je suis appelé à réaliser de grandes choses, et je me dis quelquefois que ma partenaire, quelle qu’elle soit, devra m’aider à les réaliser. Elle sera à la fois mon amie, mon amante et ma collaboratrice. Je dois la choisir avec soin, car sa tâche ne sera pas facile.
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