Le lendemain matin de bonne heure, ma mère et moi planifiâmes mon éducation pour les quelques années à venir. Je n’étais pas tellement d’humeur, mais je ne pouvais me dérober et m’efforçai de faire bonne figure. Mon père et Stan étaient partis assister à un débat regroupant tous les MA à propos de la gestion de nos intérêts financiers en dehors de Mars. Notre branche de la famille, traditionnellement, servait le MA de Majumdar en dirigeant ses interventions sur les marchés financiers de la Triade. Stan suivait la filière. Je m’intéressais toujours à la gestion et à la politique, et plus encore depuis que j’étais restée quelques mois sans fréquenter ces cours. Les événements de l’UMS et les moments que j’avais passés auprès de Charles ne faisaient que confirmer ma résolution.
Ma mère était une femme patiente. Trop patiente, même, me disais-je parfois, mais je lui étais reconnaissante, en l’occurrence, de me manifester sa sympathie. Elle n’avait jamais aimé la politique. Ma grand-mère avait quitté la Lune en guise de protestation quand la constitution avait été refondue. Sa fille avait hérité d’un individualisme farouche qui était typiquement lunaire.
Ma mère et moi, nous savions ce que je devais à la famille. Nous savions que, dans un an ou deux, il faudrait que je me rende utile au MA ou que je signe un contrat de transfert pour servir un autre MA. Les études politiques, pour le moment, ne semblaient pas servir à grand-chose.
Si je tenais à étudier la théorie de gouvernement et la gespol à grande échelle, cependant, elle me donnerait son accord, après avoir formulé calmement quelques arguments de protestation polie.
Cela prit environ cinq minutes. Je l’écoutai stoïquement énoncer les difficultés politiques auxquelles se heurtait une gestion économique centrée sur les MA. Elle m’expliqua que les contributions les meilleures et les plus durables à la vie des MA pouvaient se faire dans le cadre de chaque MA ou au sein du Conseil, en tant que membre élu, et que même cela représentait plutôt une corvée qu’un privilège.
Point par point, elle fit passer son message. C’était une version abrégée mais sincère du cri lunaire de ma grand-mère : « À bas la politique ! », et je fus forcée de répondre :
— C’est la seule chose qui m’intéresse, maman. Il faut bien que quelqu’un en étudie le fonctionnement. Les MA sont obligés d’avoir des relations les uns avec les autres et avec la Triade. C’est une question de bon sens.
Elle pencha la tête de côté et me lança ce que mon père appelait son regard énigmatique. Ce n’était pas la première fois que je voyais ce regard, et j’avais toujours été incapable de le décrire. Il était chargé d’amour, de souffrance et d’attente patiente, je peux le dire maintenant après des dizaines d’années de réflexion, mais cela ne lui rend toujours pas justice. En l’occurrence, il pouvait signifier quelque chose comme : « Je sais, et c’est la troisième plus vieille profession du monde, mais je n’aimerais pas que ma fille l’embrasse. »
— Tu ne changeras pas d’avis, n’est-ce pas ? me dit-elle.
— Je ne crois pas.
— Dans ce cas, essayons de bien le faire.
Nous nous installâmes dans la salle à manger pour passer en revue les prospectus qui défilaient autour de nous, ornés d’images et de textes alléchants, remplis de symboles et d’extraits de programmes variés rivalisant pour nous attirer à l’intérieur. Ma mère secoua la tête en soupirant.
— Tout ça ne me paraît pas formidable, me dit-elle. C’est du bas de gamme.
— Il y en a qui ont l’air intéressants.
— Tu es vraiment décidée ?
— Oui.
— Dans ce cas, la théorie politique martienne ne sera pas suffisante. C’est du gravier comparé au granit terrestre.
— Mais les cours terros sont hors de prix…
— Et probablement partiaux en faveur de l’histoire et des mœurs terriennes, malheureusement, mais c’est ce qu’il y a de mieux pour ce que tu veux faire.
— Je ne veux pas demander quelque chose que personne n’a eu dans la famille.
— Pourquoi pas ? me demanda-t-elle d’une voix enjouée, saisissant la chance qui lui était offerte de se montrer perverse.
— Ce n’est pas bien.
— Personne, dans notre branche de Majumdar, n’a jamais étudié la gespol. L’économie, la finance, oui, mais jamais la politique à grande échelle.
— Je suis anormale.
Elle secoua la tête.
— Tu es la fille de ta mère, aucun doute là-dessus. Si tu es vraiment décidée, j’arrangerai tout.
— Mais maman, on ne peut pas se payer plus d’un an de…
— Je ne songeais pas aux programmes d’auto-éducation, ma fille. Si tu vises les étoiles, choisis la plus brillante. Le moins que tu puisses demander, c’est une bourse d’études de Majumdar en qualité de stagiaire.
Je n’avais même pas rêvé d’une telle chose.
— Stagiaire chez qui ?
Elle fit la grimace.
— Quel membre de notre famille s’y connaît le plus en politique, et particulièrement en politique terrienne ? Ton tiers-oncle, sans conteste.
— Bithras ?
— Sous réserve que ton père et l’équipe pédagogique du MA soient d’accord. Je ne suis pas capable de faire pencher la balance toute seule. À ce niveau, je suis un peu marginale. Je ne suis d’ailleurs pas certaine que ton père ait assez de poids lui non plus. Nous n’avons rencontré Bithras que trois fois depuis ta naissance, et il ne t’a jamais vue.
— Et je ferais quoi ?
— Tu t’occuperais des relations entre les MA et, naturellement, des affaires triadiques. Tu assisterais, je suppose, aux réunions du Conseil. Tu étudierais la charte et le code des affaires.
— Ce serait parfait, murmurai-je.
— C’est ce qui se rapproche le plus d’un vrai gouvernement à étudier. Nous avons tendance à négliger ce genre de problèmes de gestion au niveau des stations, et ce n’est d’ailleurs pas moi qui m’en plaindrai.
— Mais il me faut des cours terros auto-ed pour compléter mon cursus.
Elle me fit un sourire matois.
— C’est évident, murmura-t-elle en me touchant le bout du nez d’un doigt léger. Mais ainsi, nous n’aurons pas à payer l’addition. Si tu as la qualité de stagiaire, tes études complémentaires seront prises en charge par le budget de famille général.
— Tu avais déjà tout prévu derrière mon dos, accusai-je.
— J’ai supporté tes excentricités, me dit-elle en relevant le menton, parce que nous essayons d’encourager la réflexion indépendante chez nos jeunes, en espérant qu’ils innoveront. Mais, honnêtement, je n’avais jamais pensé avoir un jour une fille qui choisirait la politique…
— La gespol, rectifiai-je.
— Pour carrière, acheva-t-elle. Je suis un peu déconcertée, naturellement, et intriguée, également. Après avoir étudié le Conseil durant quelques années, qu’as-tu à m’apprendre quand une discussion nous oppose ?
— Aucune discussion ne nous oppose jamais, murmurai-je en la serrant contre moi.
— Jamais, affirma-t-elle, émue. Mais ton père croit toujours que nous nous disputons.
Je la lâchai et fis un pas en arrière. Cette question réglée, une autre restait à résoudre.
— Maman, j’aimerais inviter quelqu’un à Ylla. Quelqu’un de Durrey. Il a besoin de changer d’air. Il vient d’apprendre une mauvaise nouvelle.
— Charles Franklin, de Klein, oui.
Je ne lui en avais encore jamais parlé.
Elle me fit un sourire accompagné d’un nouveau regard énigmatique.
— Sa mère a appelé pour savoir si tu étais digne de son fils.
Le choc dut être visible sur ma figure.
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