— Oui.
— Mais tu ne veux pas te lier par contrat.
— Pas tout de suite.
— Un jour ?
Je secouai la tête, ni oui ni non.
— Ne me dis pas que je suis une idiote de laisser passer cette occasion, parce qu’il est beau et gentil. Je le sais déjà.
— D’accord, Casseia. J’admets être un peu jalouse. Il est intelligent, en plus. Et je suppose qu’il a été à la hauteur.
— Plus qu’à la hauteur ! m’écriai-je.
— Bon. Il est d’accord pour attendre. Pourquoi n’attends-tu pas ?
Je serrai les lèvres en la regardant dans les yeux.
— Et si je décide que je ne veux pas de contrat ? Tu ne penses pas que ce serait injuste ? Qu’il aurait perdu son temps avec moi ?
— Écoute, Casseia, il ne faudrait pas qu’un Terro t’entende parler comme ça. Nous autres les Martiens, nous sommes toujours trop sérieux pour ces questions-là, à les entendre. L’amour n’est jamais perdu. Mais tu veux peut-être le laisser tomber pour en essayer un autre ?
— Non ! m’exclamai-je d’une voix rageuse.
— Tu es libre, ne l’oublie pas. Personne ne peut te forcer à faire quoi que ce soit.
Parler avec elle m’enfonçait encore davantage.
— Tout ça me déprime vraiment, lui dis-je. Il faut que je te quitte.
— Surtout pas maintenant ! Qu’est-ce qui accroche tant ?
— Si je l’aime, je ne devrais pas avoir des idées pareilles. Je devrais être en un seul morceau au lieu de trois. Je devrais rayonner de bonheur.
— Tu n’as que dix ans, Casseia. Un amour, si jeune, ne peut être parfait.
— Il compte en années terrestres, me lamentai-je.
— Ah ! Enfin un défaut ! Quelles sont ses autres tares ?
— Il est trop intelligent. Je ne comprends rien à son travail.
— Suis un cours de recyclage. Il n’aurait pas besoin de toi comme laborantine ou arbeiter femelle ?
— Quand je suis loin de lui, je ne sais plus ce que je ressens.
Elle fit la grimace.
— Bon. Je crois qu’on est en train de tourner en rond. Il y a quelqu’un qui t’attend dans une galerie latérale ?
— Personne, Diane.
— Tu sais très bien comment les hommes réagissent devant toi. Tu as du charme. Charles n’est pas le seul mâle en rut sur la planète Mars. Tu peux te permettre de décompresser un peu. Que sais-tu de lui au juste ? Que sa famille n’est pas riche, que son MA a des ennuis avec la Terre… Il voudrait être physicien et tout comprendre. Il est mignon comme tout, et bon grimpeur à la surface. Bon Dieu, Casseia, si tu le vides, je crois que je vais t’assommer !
Je secouai mollement la tête.
— Il faut que je te quitte, Diane.
— Désolée. Je ne t’ai pas été d’un grand secours.
— Ne t’inquiète pas.
— Tu l’aimes, Casseia ? me redemanda-t-elle, l’œil brillant.
— Non !
J’appuyai, furieuse, sur la touche de fin de communication, mais je ratai mon coup.
— Reste encore un peu, ma chérie, me dit-elle. Tu ne l’aimes pas du tout ?
— Je ne peux pas. Pas maintenant. Pas à cent pour cent, en tout cas.
— Tu es sûre ?
Je hochai la tête.
— Tu crois que tu pourrais l’aimer un jour ?
Je tournai vers elle un regard vide de toute expression.
— Il est très persuasif, murmurai-je.
— À cent pour cent ?
— Sans doute pas. Non, je ne crois pas.
— Sois charitable, dans ce cas. Dis-lui honnêtement ce qu’il en est.
— D’accord.
Elle me contempla durant quelques instants puis leva son ardoise.
— Tu me connais, dit-elle. Toujours un peu fouineuse. J’ai quelque chose qui pourrait t’intéresser, si tu veux.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Charles est peut-être bon grimpeur à la surface et performant au lit, mais il a d’autres projets, Casseia. Tu ne t’es pas renseignée sur ton copain ?
— Non.
— Je m’efforce toujours d’en savoir le plus possible sur les garçons que je fréquente. Les hommes ont l’esprit tellement tortueux.
Je me demandais ce qu’elle allait me balancer maintenant. Mes épaules se raidirent. Qu’il était inscrit au parti étatiste, peut-être, ou qu’il nous avait espionnés pour le compte de Caroline Connor sous les dômes retranchés.
— Ça ne porte aucunement ombrage à son charme, mais ton brave Charles a vraiment envie de devenir physicien, Casseia. Il a posé sa candidature pour servir de sujet de recherche sur les techniques de rehaussement.
— Et alors ? Ça se fait couramment. Même à Majumdar, rien ne l’interdit.
— Je sais. Et sur la Terre, tout le monde le fait. Mais Charles est volontaire pour être connecté à un penseur en Logique Quantique.
Je demeurai un bon moment sans réponse.
— Où as-tu appris ça ?
— Les dossiers sont publics. Département de la recherche appliquée à orientation médicale, UMS. Il a déposé sa demande au début de l’été dernier, avant les événements des dômes.
Quelque chose s’affaissa en moi.
— Seigneur Dieu, murmurai-je.
— Tu sais, on n’a pas beaucoup d’informations sur ce genre de connexion.
— Mais on ne peut même pas adresser la parole à un penseur LQ !
— Je ne voulais pas te mouiller la poussière, Casseia, mais j’ai pensé que tu voudrais savoir.
— Oh…
— Quand as-tu l’intention de revenir ?
Je grommelai une réponse et coupai la communication. J’avais de la mousse synthétique dans la tête. Je ne savais pas s’il fallait me mettre en colère ou pleurer.
Sur Mars, nous avions échappé à la plupart des ferments du rehaussement, des transfos et du nanomorphisme devenus si courants sur la Terre. Nous étions habitués au rehaussement minimal, à la correction génétique et à la thérapie des troubles mentaux majeurs, mais la plupart des Martiens esquivaient les possibilités extrêmes. Certaines n’étaient pas disponibles en dehors de la Terre. D’autres ne correspondaient pas à notre esprit de pionniers pragmatiques. Je pense que le consensus culturel voulait que Mars laisse la Terre et, dans une moindre mesure, la Lune expérimenter avec les traitements radicaux. Mars assisterait passivement à la révolution durant une décennie ou deux, en attendant les premiers résultats.
Si ce que Diane avait appris était vrai – et je ne voyais pas de raison d’en douter –, Charles était prêt à passer de l’autre côté sans faire ni une ni deux.
Ce qui, jusqu’ici, aurait pu ressembler à de l’ambivalence juvénile confinait maintenant à la panique. Comment pouvais-je espérer entretenir avec Charles une relation plus ou moins normale s’il passait la plus grande partie de sa vie intellectuelle à écouter les aberrations de la Logique Quantique ? Pourquoi, d’abord, avait-il demandé une telle chose ?
La réponse était claire. Pour devenir un meilleur physicien. La Logique Quantique reflétait la manière dont l’univers fonctionnait en profondeur. La logique humaine – ainsi que la logique neurale mathématique de la plupart des penseurs – fonctionnait mieux sur la face glissante de la réalité.
Ce que je connaissais déjà de ces questions-là, je le tirais de mes souvenirs d’école et des LitVids de masse, où les héros physiquement et mentalement rehaussés dominaient dans les programmes terros destinés à la jeunesse. En réalité, je ne comprenais pas grand-chose à la Logique Quantique ou aux penseurs LQ.
Une dernière question me poursuivit à travers tout le reste de la journée, à travers le dîner avec mes parents et mon frère, à travers la soirée du MA, le bal organisé plus tard et, finalement, dans mon lit sans sommeil. Pourquoi ne m’en a-t-il jamais parlé ?
Il ne m’avait pas tout donné, finalement.
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