— Ça aussi, effectivement.
Je me demandais s’il plaisantait, mais je vis, en levant les yeux, qu’il était sérieux comme un pape.
— Et toi ? me demanda-t-il en battant des paupières avec un léger frisson.
Je plissai le front.
— Ce que je veux faire ? Ça fait des années que j’y pense. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la gestion… la politique, comme on dirait plutôt sur la Terre. C’est le point faible de Mars, à mon avis.
— Présidente de Mars, fit solennellement Charles. Je t’accorde ma voix d’avance.
Je lui donnai une tape sur le bras.
— Sale étatiste !
En attendant que le sommeil vienne, je me fis la réflexion que cette partie de mon existence prenait une direction claire. C’était la première fois de ma vie d’adulte que je m’endormais à côté de quelqu’un, sans ressentir l’amertume de la solitude adolescente mais plutôt l’impression quasi familiale d’avoir ma place quelque part et mes désirs repus par un ami très cher.
J’avais un amant. Je ne comprenais vraiment pas ma confusion ni mes hésitations antérieures.
Le lendemain, nous refîmes l’amour, bien sûr. Plus tard, déambulant dans les galeries avec nos timbales de soupe nutritive du matin, j’aidai Charles à inspecter la station de fond en comble. Tous les deux ou trois ans, chaque station active – qu’elle soit habitée ou non – devait être vérifiée par des humains qui établissaient un rapport à l’intention de la Commission de l’Habitat des Modules Associatifs. Toutes les stations habitables figuraient sur une liste centrale et devaient être prêtes à accueillir n’importe qui en cas d’urgence. La station du Très Haut Médoc avait besoin de nouveaux arbeiters et d’approvisionnements de secours. Les nanos médicales d’urgence étaient inutilisables. Les pompes avaient probablement besoin d’une révision complète pour corriger des défauts d’usure qui ne relevaient plus de la simple autoréparation.
Après avoir établi un diagnostic sur l’état de la pompe centrale, l’esprit toujours accaparé par l’excursion de la veille et le choc de l’immensité du temps, je demandai à Charles ce qui l’intriguait le plus dans l’univers.
— C’est un problème de gestion, me dit-il en souriant.
— Ça y est, murmurai-je, vexée. Tu cherches à t’abaisser à mon niveau.
— Pas du tout ! Comment chaque chose sait-elle où elle est et qui elle est ? Comment s’adresse-t-elle à toutes les autres ? Et qui ou quoi l’écoute ?
— Tout ça me paraît légèrement surnaturel, murmurai-je.
— Très surnaturel, en effet.
— Pour toi, l’univers est une sorte de cerveau géant ?
— Pas du tout, chère madame.
Il laissa un ruban de diagnostic s’insérer dans son ardoise, puis glissa celle-ci sous sa ceinture.
— Mais c’est une entité plus puissante qu’on ne l’a jamais imaginé, reprit-il. L’univers est comparable à un système informatique. Il ne comporte que des informations qui communiquent avec elles-mêmes. Jusque-là, c’est très clair. Mais je veux savoir comment ces informations sont échangées, et comment me brancher dessus pour écouter, et peut-être pour ajouter mon mot dans la conversation. Pour lui dire ce qu’il doit faire.
— Tu voudrais persuader l’univers de changer ?
— Oui.
— Et tu penses que c’est possible ?
— Je suis prêt à parier ma vie là-dessus. Mon avenir, tout au moins. T’es-tu jamais demandé pourquoi nous sommes actuellement bloqués dans notre évolution ?
Les critiques socio-culturels et même les penseurs les plus avancés de la Triade spéculaient sur l’absence de percées technologiques majeures depuis quelques décennies. Il y avait bien eu quelques progrès – par exemple, sur la Terre, l’accélération de la révolution dans le domaine des flux de données – qui avaient provoqué des modifications superficielles d’un raffinement extrême, mais il n’y avait pas eu de basculement exemplaire depuis près d’un siècle. Certains disaient qu’un citoyen de la Terre de 2071 aurait pu se transporter en 2171 et reconnaître pratiquement tout ce qu’il y verrait. C’était une situation nouvelle, après des siècles et des siècles de changement radical.
— Si nous pouvions avoir accès au continuum de Bell, aux voies interdites où l’univers fait ses comptes, continua Charles avec un sourire timide, nous briserions définitivement le blocage. Ce serait la plus grande révolution de tous les temps. Bien plus importante que celle des nanos. Est-ce qu’il t’arrive de regarder des dessins animés ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Des films d’animation du XXe siècle. Walt Disney. Bugs Bunny, Road Runner, Tom et Jerry…
— J’en ai vu quelques-uns, oui.
— J’adorais ça quand j’étais gamin. On les voyait pour rien – c’est du domaine public – et ils me fascinaient véritablement. Encore maintenant, d’ailleurs. Je les regardais sans jamais me lasser, en essayant d’imaginer ce que donnerait dans la réalité un univers comme le leur. J’allais même jusqu’à mettre ça en équations. Une réalité dépendant uniquement de son observateur. On ne tombe que lorsqu’on s’aperçoit qu’on a dépassé la falaise et qu’on est au-dessus de vide. Les blessures se réparent instantanément, sans séquelles. On dispose d’une énergie illimitée, d’un temps illimité. Les mêmes causes produisent des effets contradictoires. Tout ça ne tient pas debout, mais donne à réfléchir.
— Tu penses que c’est ainsi que fonctionne notre univers ?
— Plus que nous ne l’imaginons, peut-être. Je suis fasciné par le concept de réalités différentes, de manières différentes de faire les choses. Rien n’est fixé d’avance, rien n’est sacré, rien n’est métaphysiquement prédéterminé. Tout est fonction du processus et de l’évolution. C’est parfait. Cela signifie que nous avons une chance de comprendre, si nous sommes capables de faire le vide en nous et de nous débarrasser de nos préjugés.
Lorsque nous eûmes tout passé en revue et épuisé tous les prétextes pour nous attarder, il ne nous restait plus que quelques heures pour ramener le tracteur à Shinktown. Charles avait l’air démoralisé.
— Je n’ai pas envie de retourner là-bas, me dit-il. Cet endroit est idéal pour s’isoler.
— Idéal jusqu’à un certain point, lui fis-je remarquer en passant un bras autour de sa taille.
Nous avançâmes ainsi dans la galerie en nous cognant les hanches, de la pompe aux cuves.
— Personne ne peut nous déranger, il y a des tas de choses à voir, des tas d’endroits à visiter…
— Sans oublier le vin.
Il me regarda comme si j’étais la personne la plus importante au monde.
— Ça va être dur de retourner chez moi et de ne plus te voir pendant quelque temps.
Je n’y avais pas beaucoup pensé.
— Nous sommes censés être des adultes responsables, lui dis-je.
— Je me sens on ne peut plus responsable. (Nous étions devant l’entrée de la chambre des cuves.) Je veux faire partenaire avec toi.
Ce fut un choc. Les choses allaient beaucoup trop vite pour moi.
— Devant la loi ?
— Je suis prêt à signer un contrat.
C’était la formule sur Mars, mais cela sonnait de manière moins romantique (et peut-être, pour cette même raison, moins dangereuse) que de dire : « Je veux t’épouser. »
Il me sentit frissonner et me serra fort contre lui, comme pour m’empêcher de m’échapper.
— Tu vas vite en besogne, toi, lui dis-je.
— C’est à cause du temps, murmura-t-il avec la gravité d’un sépulcre, mais en souriant tout de suite après. Je n’ai pas la patience d’un roc. Tu es fantastique. Exactement la compagne qu’il me faut.
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