Et je signai : Je t’embrasse, Casseia Majumdar.
J’avais employé mille fois cette expression dans des messages à des amis ou même à des parents éloignés. Ce n’était pas comme si j’avais mis : Je t’aime. Charles allait se vexer. Bien qu’il m’en coûtât, je ne changeai cependant pas la formulation.
J’expédiai le message. Je laissai également un mot d’adieu à Diane, qui était à Durrey pour réviser tranquillement.
Je pris le train pour Solis Nord. Je penchai la tête contre le double hublot pour contempler la nuit martienne. Phobos était comme le disque voilé d’un projecteur au-dessus des collines noires à l’est de Durrey.
J’ai peur, me disais-je. Je ne pourrai jamais redevenir ce que j’ai été. Je ne pourrai jamais être pour quelqu’un d’autre ce que j’ai été pour Charles. Quelque chose a pris fin et j’ai très peur.
J’avais à traverser Claritas Fossæ puis Jiddah Planum pour arriver à Ylla, le cœur du secteur où résidait ma famille. J’embrassai mes parents et mon frère avec enthousiasme, faisant des efforts désespérés pour avoir l’air sûre de moi, tout va très bien, je suis exactement la même que d’habitude. Mais j’ai un amant à présent, maman, papa, je suis sa maîtresse, et c’était formidable… C’est-à-dire qu’il est formidable, et je crois que je l’aime, mais tout va trop vite pour moi, et j’aimerais pouvoir vous en parler, oui, j’aimerais…
Charles ne me répondit que trois jours après.
Peut-être avait-il sondé les profondeurs de ma personnalité et décidé qu’il avait commis une grave erreur. Peut-être avait-il percé à jour mon immaturité et mon manque de sincérité intrinsèques, et décidé de me ranger, finalement, dans la catégorie des douces de Shinktown.
Mon ardoise arriva par arbeiter postal. Mais j’en avais déjà commandé une autre, n’osant pas faire confiance à ma chambre pour enregistrer mes messages. J’étais totalement incapable de me concentrer sur mes révisions pour le prochain octant. Mes nerfs étaient dans un état lamentable.
J’avais horreur de l’attente et de l’incertitude. Je m’étais crue capable de tenir les commandes, mais elles m’avaient totalement échappé et c’était mon tour de gigoter au bout de la ligne comme un poisson ferré. Mon irritation se transforma en tristesse engourdie. Mais je ne l’appelai pas la première.
Au bout de trois jours, alors que je me déshabillais pour me glisser dans un lit très solitaire, je reçus son appel en direct.
Je passai une robe de chambre et pris la communication de mon lit. Son image me parvenait claire comme du cristal. Il avait l’air épuisé et la mine dévastée. Son teint était blafard.
— Désolé de n’avoir pu te contacter avant, me dit-il. J’aimerais te voir en personne. C’est un vrai cauchemar, ici.
— Que se passe-t-il ?
— Notre MA vient de perdre tous ses contrats avec la Terre. Il a fallu que j’aille d’urgence dans la vallée de McAuliff pour assister à une réunion de famille. C’est de là que je t’appelle. Mon Dieu, je suis navré. Je ne sais pas ce que tu as dû penser.
— Je vais bien. Je n’ai rien entendu sur les réseaux.
— Ce n’est pas encore public. N’en parle surtout à personne, Casseia. Je pense qu’ils nous vident parce que notre agence lunaire lance une importante opération prochine à Lagrange. La Terre n’apprécie pas du tout ça. Ou plutôt la Grande Alliance Est-Ouest, en fait. Mais c’est comme si c’était toute la Terre.
La GAEO (prononcer Géo) était l’union économique de l’Asie, de l’Amérique du Nord, de l’Inde, du Pakistan, des Philippines et d’une partie de la Malaisie. Plusieurs MA, y compris Majumdar, avaient déjà eu des ennuis avec elle.
— C’est si grave que ça ?
— Nous ne pouvons plus expédier de marchandises à la Terre. Nous n’avons plus le droit d’échanger des données informatiques avec les nations signataires de la GAEO.
— Dans quelle mesure cela vous touche-t-il ?
— Nous prévoyons un déficit pour les cinq années terrestres à venir. Ma bourse est fichue. J’avais espéré être sélectionné en cinquième année de physique dans le programme de coopération transmartienne, mais si les caisses de Klein sont vides je ne pourrai plus payer ma part et je n’entrerai même pas en cinquième année.
— Merde. Je sais ce que ça représente pour toi.
— Ça remet tout en question, Casseia. Ce que tu disais… Qu’il te faudrait prendre le temps de réfléchir… (Sa voix était tremblante, il avait du mal à la contrôler.) Je ne peux plus envisager de contrat avec toi, Casseia. Je n’ai aucune chance d’avoir ma bourse.
— Ne t’inquiète pas, murmurai-je.
— Je me sens complètement idiot. Tout allait si bien. On aurait pu…
— Mais oui, soufflai-je.
J’avais mal pour lui.
— Je suis désolé.
— Il ne faut pas.
— Je t’aime tant.
— Oui.
— J’ai besoin de te voir. Dès que j’aurai terminé ici… Il y a d’importantes décisions de famille à prendre, des restructurations au niveau de la direction du MA, des…
— Je sais. C’est très grave.
— Je veux qu’on se revoie. À Durrey, à la rentrée, ou bien à Ylla. Où tu voudras. Je ne veux rien précipiter. Mais… j’ai besoin de te revoir.
— Moi aussi, j’aimerais qu’on se voie.
Il me répéta qu’il m’aimait. Nous échangeâmes des au revoir maladroits. Son image s’estompa. Je pris une profonde inspiration et allai chercher un verre d’eau.
Charles avait des ennuis. Cela m’enlevait un poids et me laissait avec un sentiment de soulagement coupable. Je savais qu’il fallait que je me confie d’urgence à quelqu’un, mais ni mon père ni ma mère ne faisaient l’affaire.
J’appelai Diane.
Elle répondit sans la vid, mais la connecta aussitôt. Elle portait une robe de chambre bleue tout effilochée, qu’elle chérissait depuis qu’elle était petite. Elle avait emplâtré ses cheveux dans une gangue de Vivid, un traitement couleur de vase auquel elle était devenue accro. Cela ondulait lentement sur son crâne.
— Je sais, je sais, je suis affreuse, me dit-elle. Quoi de neuf ?
Je lui expliquai la situation dans laquelle se trouvait Charles. Je lui racontai comment il m’avait demandé de me lier à lui par contrat, et comment c’était désormais impossible. Je lui exposai ma confusion passée et présente.
Elle se laissa retomber sur son lit avec un sifflement.
— Il va vite en besogne, celui-là, hein ? demanda-t-elle en plissant les paupières.
La communication à distance ne vaut pas le contact direct, particulièrement quand il s’agit de vider son cœur, mais Diane avait la manière pour abolir les distances.
— Tu lui as dit de ralentir un peu, j’espère.
— Je ne crois pas qu’il en soit capable. Il a l’air tellement amoureux.
— Ou bien c’est un conte de fées, ou il a un sacré tempérament. Et toi, qu’est-ce que tu ressens dans tout ça ?
— Il est tellement sincère et… adorable. Je me sens coupable de ne pas baisser mes barrières et le laisser venir.
— C’est ton premier. C’est déjà adorable en soi. Mais tu n’as pas encore dit à tante Diane ce que tu ressentais pour lui. Tu l’aimes ?
— J’ai peur de lui faire du mal.
— Ah !… Je voulais dire : Hum…
— Tu parles comme si tu avais une grande expérience, murmurai-je, vexée, en nouant et dénouant mes doigts.
— J’aimerais bien, Casseia. Cesse de t’agiter comme ça. Relaxe-toi. Tu me donnes le tournis.
Je m’assis.
— Bon, tu es allée avec lui au Très Haut Médoc. Il ne voulait pas juste tirer un coup. Tu as dû voir quelque chose de spécial en lui, quand même. Est-ce que tu l’aimes, oui ou non ?
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