Je posai les deux mains sur ses épaules. Le tenant à bout de bras, j’examinai son visage. Mon cœur battait de nouveau la chamade.
— Tu me fais peur, Charles Franklin. Ce n’est pas bien de faire peur aux petites filles.
Il s’excusa, mais je ne le lâchai pas.
— Je ne suis pas assez vieille pour me marier, lui dis-je.
— Tu n’es pas obligée de me donner ta réponse tout de suite. Je voulais juste te dire que mes intentions sont honorables.
Il avait prononcé ce dernier mot avec une emphase calculée de manière à lui ôter son côté ringard et formel, mais était tombé à côté. Honorable aurait pu, à la rigueur, s’appliquer à mon père, ou peut-être même à ma mère, mais je n’étais pas du tout sûre que cela me concerne.
De nouveau, la confusion et les contradictions internes remontaient à la surface. Mais je n’allais pas les laisser gâcher ce que nous avions acquis.
— Un peu de patience, lui dis-je en mettant un doigt sur ses lèvres, aussi tendrement que possible. Que nous soyons des rocs ou non, c’est un gros morceau à avaler pour de simples humains.
— Tu as raison, me dit-il. Je t’ai encore trop poussée dans tes retranchements.
— Je n’aurais jamais apprécié tes qualités d’amant, si tu n’avais pas su pousser comme il faut.
Je dormis un peu durant le voyage de retour à Shinktown. Le tracteur retrouva le chemin de l’écurie comme une bête fidèle. Charles me donna un coup de coude dans les côtes deux heures avant notre arrivée, et je me réveillai en m’excusant. Je ne voulais pas qu’il se sente négligé. Je me retournai pour voir la courte queue de coq formée par la poussière derrière nous puis fis de nouveau face à Charles.
— Merci, lui dis-je.
— Merci de quoi ?
— D’avoir bien poussé.
J’avais failli dire : « d’avoir fait de moi une femme », mais je ne voulais pas paraître sérieuse à ce sujet, pas plus que je ne voulais paraître frivole.
— Je ne suis pas mauvais pour ces choses-là, reconnut-il.
— Ni pour le reste.
J’avais promis à ma famille de passer quelque temps à Ylla, ma station, avant de retourner à l’université. La rentrée n’était que dans une semaine, mais il fallait aller jusqu’à Durrey pour prendre un train vers le nord, et Charles comptait rester quelques jours à Shinktown.
Nous rangeâmes le tracteur dans le garage collectif et nous embrassâmes avec passion. Puis nous gagnâmes à pied la station de Shinktown, en nous promettant de nous revoir à la rentrée.
À mon retour à Durrey, Diane Johara, avec qui je partageais de nouveau ma chambre, m’ouvrit la porte avec un grand sourire.
— Alors, comment a-t-il été ? demanda-t-elle.
— Qui ça ?
— Charles Franklin.
Je lui avais dit que je faisais une excursion à la surface, mais pas avec qui.
— Tu ne te mêlerais pas un peu de ce qui ne te regarde pas ? lui demandai-je.
— Pas du tout. Pendant que j’étais à la ferme de mes parents, notre chambre a reçu des messages. L’un d’eux vient d’un certain Charles, du dépôt de Shinktown. Où est ton ardoise ?
Je fis la grimace en me rappelant que je l’avais oubliée dans le tracteur. C’était peut-être pour cela que Charles avait appelé.
— Je l’ai oubliée, murmurai-je.
Diane haussa un sourcil.
— J’ai parcouru la liste à mon retour. C’est le même Charles que celui qui a partagé nos souffrances à l’UMS, je suppose.
— Nous sommes montés chercher des fossiles.
— Pendant trois jours ?
— Tu fouines un peu trop, Diane.
Elle me suivit derrière mon rideau. Je tirai le lit de son renfoncement mural et laissai tomber mon sac sur la couverture.
— Il a l’air sympa, me dit-elle.
— Tu veux des détails saignants ? demandai-je, exaspérée.
Elle haussa les épaules.
— La confession est la médecine de l’âme.
— Qu’est-ce que tu as dû t’emmerder à ta ferme !
— Je n’ai vu que de la poussière, des frères et des cousins mariés. Mais il y a une somptueuse piscine. Tu devrais venir, un de ces jours. Tu pourrais rencontrer quelqu’un qui te plaise. Tu serais un bon parti pour notre famille, Casseia.
— Qu’est-ce qui te fait penser que j’accepterais de transférer mon contrat ?
— Nous avons beaucoup à t’offrir.
— Tu commences à me pomper l’air, Diane.
Je vidai rapidement mon sac, rangeant le tout dans les tiroirs. L’idée de rester seule pendant le reste des vacances me déprimait.
— Il y a des garçons intéressants dans ta famille, Casseia ? Je ferais bien un transfert de contrat avec toi… spécialement pour quelqu’un comme Charles…
Quelques mois plus tôt, je lui aurais tiré la langue ou jeté un oreiller. Mais ce genre de comportement ne me semblait plus digne. J’avais un amant. J’étais la maîtresse de quelqu’un, et cela demandait de la maturité, encore plus, peut-être, que ma participation aux événements de l’UMS.
— Bon, soupirai-je. Puisque tu veux tout savoir, je suis allée avec Charles dans la station de sa famille. C’est quelqu’un de très sympathique.
— Beau garçon, en plus, murmura Diane. Je suis très contente pour toi, Casseia.
Je roulai mon sac.
— Ça te dérangerait que j’écoute mes messages en privé ?
— Tu peux, maintenant, me dit-elle.
Le message de Charles fit bondir mon cœur dans ma poitrine. Il poussait encore un peu fort.
Une heure après son arrivée à Shinktown, il avait appelé pour dire :
Tu as laissé ton ardoise dans mon sac. Je l’envoie à ta station. Je voulais juste te dire que je suis sérieux. Je t’aime et je suis sûr que je ne retrouverai jamais une fille comme toi. Je comprends que tu aies besoin d’un peu de temps, mais je sais que nous pourrions partager nos rêves. Tu me manques déjà affreusement.
Je l’impressionnais encore plus que je ne m’impressionnais moi-même. Je m’assis au bord du lit, apeurée, ne sachant plus que penser.
Je demeurai éveillée toute cette nuit-là, excitée par mes souvenirs flottants de Charles. Tout avait été si déroutant et si merveilleux… Mais je savais une chose. J’étais trop jeune pour me marier. Celles qui signaient un contrat à mon âge avaient déjà planifié leur avenir depuis la deuxième année. Elles savaient ce qu’elles voulaient et comment l’obtenir.
Si je disais à Charles que je ne voulais pas me marier maintenant, il répondrait avec un petit sourire : « Rien ne presse, tu peux prendre tout le temps que tu voudras. » Mais ce n’était pas cela que je voulais entendre. La vérité était que je n’étais pas encore prête à faire la jonction entre ma vie intérieure et le monde extérieur. Que se passerait-il si Charles se révélait ne pas être le parti idéal pour moi ? Pourquoi choisirais-je quelque chose de moins bien que ce qu’il pouvait y avoir de meilleur ?
Je secouai amèrement la tête. Je me sentais tellement égoïste… J’avais même l’impression de trahir. Charles me donnait tout. Comment pouvais-je refuser ?
Comment pouvais-je entretenir de telles pensées et prétendre encore, même intérieurement, que je l’aimais ?
Je lui répondis par un message de texte. Je ne faisais pas confiance à ma voix.
J’ai passé de merveilleux moments au Très Haut Médoc. Je les chérirai toujours comme un trésor. Je ne peux pas parler de contrat pour le moment parce que je me sens beaucoup moins sûre de moi que tu sembles l’être. Je voudrais qu’on se revoie le plus tôt possible. J’aimerais fréquenter tes amis et qu’on fasse des tas de choses ensemble avant de songer à un engagement. Ne trouves-tu pas cela raisonnable ?
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