Les pays non alignés se situaient principalement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ces nations avaient raté aussi bien la révolution industrielle que celle des flux de données.
Au début du XXIe siècle, de nombreux gouvernements terrestres interdirent aux non-thérapiés l’accès aux emplois dans les secteurs sensibles, à moins qu’ils ne se situent dans la catégorie des natsups, qui n’avaient pas besoin de thérapie pour être à la hauteur des nouveaux critères. Et la définition du secteur sensible devenait de moins en moins restrictive.
Il n’y avait, à cette époque-là, que des colonies martiennes et lunaires rudimentaires, avec des critères de recrutement draconiens pour les pionniers. Aucune place n’était laissée aux inadaptés sociaux. L’attrait romantique de la colonisation de Mars était si puissant que les responsables pouvaient se montrer extrêmement difficiles. Même les candidatures des thérapiés étaient rejetées en faveur des natsups. Ils constituèrent la masse des nouveaux colons.
La plupart des colonies de la jeune Triade acceptaient cependant la thérapie. Mais la plupart refusaient la thérapie forcée, qui constituait la nouvelle tyrannie en vigueur sur la Terre.
Nous quittâmes progressivement l’atmosphère étouffante de l’interrogatoire d’examen pour nous lancer dans une conversation à bâtons rompus. Le changement, provoqué par Alice, se fit si graduellement que c’est à peine si je le remarquai au début.
J’étais curieuse de savoir à quoi pouvait ressembler l’existence dans un monde d’imperfections et de parasites mentaux. Je demandai à Alice comment elle se représentait un tel monde.
— Très intéressant et beaucoup plus dangereux, me répondit-elle. D’une certaine manière, il y avait une plus grande variété dans la nature humaine. Malheureusement, une bonne partie de cette variété était inefficace ou destructrice.
— Avez-vous été thérapiée ? lui demandai-je.
Elle se mit à rire.
— Plusieurs fois. C’est une fonction de routine pour un penseur que de subir régulièrement des analyses et des thérapies. Et vous ?
— Jamais. Je ne pense pas avoir d’imperfections destructrices. Puis-je vous poser une autre question ?
— Mais bien sûr.
Je commençais à me sentir à l’aise. Si Alice me trouvait inadéquate, elle n’en manifestait pour le moment aucun signe.
— Si la Terre est si saine et si prospère, pourquoi exerce-t-elle toutes ces pressions sur Mars ? La thérapie n’améliore-t-elle pas les capacités de négociation ?
— Elle facilite la compréhension des autres individus et organisations. Mais il y a toujours des objectifs à fixer et des jugements à établir.
— Très bien, répliquai-je, échauffée par cette discussion. Mettons que nous fonctionnons toutes les deux à partir des mêmes faits de base et que je ne suis pas du même avis que vous.
— Avons-nous les mêmes objectifs ?
— Non. Disons qu’ils diffèrent. Mais ne pourrions-nous pas mettre nos ressources en commun et faire des concessions de part et d’autre, ou tout simplement nous laisser mutuellement en paix ?
— Ce serait possible, à conditions que les objectifs de part et d’autre ne soient pas incompatibles.
— La Terre exerce des pressions sur Mars. Il y a un risque de conflit. Cela signifie que nous sommes engagés dans une partie d’où il ne peut sortir qu’un seul vainqueur, qui remportera tout.
— C’est une possibilité. Le tout ou rien. Mais ce n’est pas le seul type de jeu qui puisse déboucher sur un conflit.
Je reniflai, sceptique.
— Je ne comprends pas, déclarai-je.
Je voulais dire, en réalité : je ne suis pas d’accord.
— Puis-je extrapoler ?
— Allez-y.
— Je vais modéliser le conflit Terre-Mars en laissant de côté les mathématiques complexes.
— J’ai l’impression que vous avez déjà modélisé la situation à un niveau bien supérieur.
— C’est exact, murmura Alice.
Je me mis à rire.
— Dans ce cas, je ne suis plus dans la course.
— Je ne voudrais pas vous offenser.
— Je sais. Mais je me demande seulement ce que je fais ici à essayer d’argumenter.
— C’est parce que vous n’êtes jamais satisfaite de votre condition présente.
— Je vous demande pardon ?
— Vous ne devez jamais cesser de vous améliorer. À mon avis, vous êtes la partenaire humaine idéale dans une discussion, parce que vous ne me fermez jamais la porte. Les autres le font tout le temps.
— Bithras vous ferme la porte ?
— Jamais, bien qu’il me soit arrivé de le rendre furieux.
— Dans ce cas, poursuivez, lui dis-je.
Si Bithras est capable d’encaisser, j’en suis capable aussi.
Alice me décrivit, à l’aide de mots et de projections graphiques, une Terre qui allait rapidement vers les quatre-vingt-dix pour cent d’accord dans les votes express ponctuels. C’était l’intégration quasi parfaite de la plupart des objectifs individuels. La circulation des données allait fournir aux individus des accès égaux aux informations clés. Les humains seraient redéfinis en tant que modules appartenant à une entité pensante plus vaste. Les individus seraient à la fois intégrés – dans la mesure où ils pourraient atteindre rapidement un consensus sur les problèmes courants – et autonomes, car ils accepteraient la diversité des opinions et des perspectives.
J’avais envie de demander : Quelle diversité, si tout le monde est d’accord ? Mais Alice avait, de toute évidence, des définitions mathématiques plus complexes, auprès desquelles les mots n’étaient qu’une vague approximation. La liberté de n’être pas d’accord serait farouchement défendue, sur la base qu’une société, même intégrée et informée au plus haut point, pouvait toujours commettre une erreur. Cependant, des gens rationnels avaient plus de chances d’opter pour des chemins logiques et dégagés dans les solutions à leurs problèmes.
Mon point de vue martien, naturellement, se rebiffait.
— C’est tout le tableau de l’oppression politique de la ruche, murmurai-je.
— Possible, mais n’oubliez pas que c’est une culture de l’information que nous sommes en train de modéliser. Diversité et autonomie au sein de l’unité politique.
— Plus un gouvernement est petit, plus il répond efficacement aux attentes des individus. Si l’unification est totale et si vous désapprouvez le contexte politique sans pouvoir vous échapper vers un autre système de gouvernement, peut-on vraiment parler encore de liberté ?
— Dans la culture planétaire de la Terre, la circulation des informations permet aux gouvernements, même quand ils sont très grands, de répondre rapidement aux désirs des individus. La communication entre les différentes couches de l’organisation est constante et quasi instantanée.
Je répliquai que ce point de vue me semblait un peu optimiste.
— Quoi qu’il en soit, les votes sont rapides. La circulation de l’information encourage les humains à se tenir au courant des problèmes et à en discuter. Munis de leurs propres rehaussements, qui seront bientôt aussi puissants que les penseurs, et grâce aux liaisons avec d’autres penseurs encore plus avancés, les représentants des différentes couches de l’organisation humaine joueront le rôle d’un processeur massif capable d’évaluer et de mettre en œuvre une politique mondiale. La circulation de l’information relie les individus en parallèle, pour ainsi dire. En fin de compte, les groupes humains et les penseurs pourraient devenir intégrés au point qu’on ne puisse plus les distinguer les uns des autres. Mais cela dépasse mes capacités de modélisation, conclut modestement Alice.
Читать дальше