— Tu estimes que Sean était un mauvais chef ?
— Tu l’as toi-même qualifié de monstrueux.
— Les choses ont mal tourné pour nous tous. Si elles s’étaient mieux passées, tout aurait été différent.
— Tu veux dire que si Connor et Dauble ne s’étaient pas pendues, nous aurions pu leur fournir la corde ?
— Quelque chose comme ça.
— Je suppose que c’est ce que Sean et Gretyl essayaient de faire.
— Pas seulement eux mais nous tous, renchéris-je.
— C’est vrai. Mais qu’aurions-nous fait après ? Quel était le véritable objectif de Sean ?
— À long terme ?
— Oui, fit Charles.
Il me révélait en ce moment des capacités que je n’avais pas vues en lui jusque-là. J’étais curieuse de sonder ces nouvelles profondeurs.
— Je pense qu’ils voulaient faire régner l’anarchie, me dit-il.
Je fronçai brusquement les sourcils. Il vit ma réaction, et son expression se figea.
— Mais je ne suis pas vraiment…, commença-t-il.
— Et pourquoi auraient-ils voulu créer l’anarchie, d’après toi ?
— Sean voudrait être un dirigeant. Mais il ne sera jamais porté au pouvoir par un consensus.
— Et pourquoi pas ?
— Il a le même pouvoir d’attraction qu’une image de LitVid, répondit Charles.
Comment ne voyait-il pas à quel point il m’irritait ? Je sentis une nouvelle perversité monter en moi. J’avais envie qu’il m’irrite pour pouvoir lui refuser ce qu’il attendait, c’est-à-dire mes faveurs.
— Une image creuse ?
— Je suis vraiment navré si cela te hérisse, murmura Charles en pétrissant ses mains l’une dans l’autre. Je sais que tu étais attirée par Sean. Cela me met… Ne crois pas que j’aie voulu t’amener ici pour…
Le carillon de la porte retentit. Charles alla ouvrir. Un arbeiter entra avec une bouteille d’Eau minérale Première qualité de la région de Durrey. Charles m’en versa un verre et revint s’asseoir.
— Je n’avais pas vraiment envie de parler politique, me dit-il. Je ne suis pas très doué pour cela.
— Nous sommes venus ici pour discuter de ce qui n’a pas marché, insistai-je. Je suis curieuse de connaître ton point de vue.
— Mais tu ne le partages pas.
— C’est possible, mais ton point de vue m’intéresse quand même.
Charles prit un air encore plus misérable. Il s’affaissait, se tenant sur la défensive, et ses mains se crispaient nerveusement.
— Très bien, dit-il.
Je sentais qu’il abandonnait la partie, assumant que je n’étais plus à sa portée, et cela ne faisait qu’ajouter à mon irritation. Quelle présomption !
— Quelle sorte de dirigeant ferait Sean ? demandai-je.
— Un tyran, murmura Charles. Et pas très bon, en plus. Je ne pense pas qu’il ait ce qu’il faut pour ça. Il n’est pas assez charmeur quand il le faut, et il n’est pas capable de contrôler ses sentiments.
Mon irritation disparut comme par enchantement. C’était une drôle de sensation. J’étais tout à fait d’accord avec Charles. C’était cela, la monstruosité que j’essayais de comprendre.
— Tu es meilleur juge de la nature humaine que tu ne le crois, lui dis-je avec un soupir en me laissant aller en arrière sur le lit.
Il haussa les épaules.
— Mais j’ai lardé, me dit-il.
— Comment ça ?
— Je voudrais te connaître mieux. Je ressens quelque chose de spécial quand je suis avec toi.
Intriguée, j’allais continuer de poser mes questions démoniaques (Que veux-tu dire par là ? Qu’est-ce que tu ressens exactement ?) lorsque Charles se leva.
— Mais tout ça ne sert à rien, me dit-il. Depuis le début, je sais que je ne te plais pas.
Je le regardai avec de grands yeux ronds.
— Tu me trouves lourdaud. Je ne suis pas du tout comme Sean, c’est sur lui que tu as des vues. Et pour couronner le tout, je me mets à le dénigrer.
— Je n’éprouve aucun sentiment pour Sean, lui dis-je, les yeux baissés, offrant ce que j’espérais être l’image d’une probité candide. Certainement pas après ce qu’il a dit, en tout cas.
— Je suis navré, fit Charles.
— Pourquoi t’excuses-tu tout le temps ? Assieds-toi, à la fin.
Aucun de nous n’avait touché à son eau minérale.
Charles s’assit. Il leva son verre.
— Tu te rends compte que cette eau est restée un milliard d’années prisonnière du calcaire ? Toute cette vie ancienne… Voilà ce que j’aimerais faire vraiment. En plus d’obtenir mes crédits en physique et de commencer mes recherches, je veux dire. Monter travailler à la surface, explorer les anciens fonds marins. Sans parler politique. J’ai besoin de quelqu’un pour me tenir compagnie. Je m’étais dit que ça te plairait peut-être.
Il leva les yeux vers moi, balançant sa proposition d’un seul coup, sans reprendre haleine.
— Le MA de Klein possède une vieille cave vinicole à une vingtaine de kilomètres d’ici, reprit-il. Je pourrais emprunter un tracteur pour te montrer les…
— Ils font du vin ? demandai-je, étonnée.
— Ils n’ont pas réussi. Ils se sont reconvertis en station d’eau. Rien de plus qu’un dôme retranché, mais il y a des gisements de fossiles intéressants. De plus, la cuvée abandonnée s’est peut-être améliorée, on pourrait essayer d’y goûter.
— C’est une invitation ?
Je sentis une chaleur soudaine m’envahir, de manière si immédiate et inattendue que les larmes me montèrent aux yeux.
— J’avoue que tu me surprends, Charles, ajoutai-je.
Je me surprenais moi-même. Les yeux baissés, je lui demandai :
— Qu’attends-tu de moi exactement ?
— Tu m’aimeras peut-être un peu plus en me voyant ailleurs qu’ici. Je ne suis pas à ma place à Shinktown. Je ne sais pas pourquoi j’y suis venu. Je suis heureux d’y être, naturellement, parce que je t’ai retrouvée, mais…
— Une ancienne cave à vin. Et… On remonterait à la surface ?
— Avec des combinaisons appropriées. Je l’ai fait plusieurs fois. Tu ne risques rien avec moi. (Il leva le pouce vers le plafond.) Je ne suis pas une idole des LitVids, Casseia. Je ne peux pas te faire prendre ton pied comme ça.
Il fit claquer ses doigts. Je fis semblant de n’avoir pas entendu sa remarque.
— Je ne suis jamais montée ramasser des fossiles, déclarai-je. C’est une idée splendide.
Charles déglutit et décida de pousser son avantage un peu plus loin.
— On pourrait partir tout de suite, dit-il. Rester quelques jours là-haut. Ça ne coûterait pas très cher. Mon MA n’est pas riche, mais nous pourrions emprunter du matériel que personne n’utilise en ce moment. Pas de problème en ce qui concerne la dépense d’oxygène. Nous pouvons ramener de l’hydrogène en échange, nous serions bénéficiaires. J’appellerai la station pour leur dire de rétablir le chauffage.
C’était une idée un peu tordue, entièrement nouvelle pour moi et tout à fait charmante. Je savais que Charles n’insisterait jamais pour me faire faire plus que je ne le désirerais. Tout était parfait.
— J’essaierai de ne pas trop t’ennuyer avec les explications techniques, me dit-il.
— Je suis capable d’encaisser. Qu’est-ce qui te fait croire que je m’intéressais à Sean, sentimentalement ?
Il eut le bon goût de ne pas répondre. Malgré l’heure tardive, il commença aussitôt les préparatifs de l’excursion.
Les Martiens, la plupart du temps, n’apercevaient la surface de leur planète qu’à travers les hublots d’un train. Une dizaine de fois dans sa vie, peut-être, chaque Martien montait à la surface, en combinaison pressurisée, généralement en groupe accompagné et étroitement surveillé. Il faisait le touriste sur sa propre planète.
Читать дальше