— Nous avons tous dormi, à un moment. Mais la question n’est plus là, en fait. La page est tournée.
Il ferma les yeux et s’humecta les lèvres. Un gobelet apparut dans l’arbeiter mural et un filet de liquide coula dans sa bouche. Il l’aspira avec l’habileté que peut donner un séjour prolongé à l’hôpital.
— Que veux-tu dire ? demanda Felicia d’une toute petite voix.
— Il va falloir que je reprenne tout depuis le début. La plupart d’entre vous sont déjà rentrés chez eux, n’est-ce pas ?
— Certains, répondit Felicia. Mais nous sommes restés.
— Il nous faut du monde pour occuper les locaux et alerter l’opinion. Nous devons dicter nos conditions à l’administration. L’université pourrait nous servir de base. Nous pouvons réclamer des dommages et intérêts pour vidage illégal, exiger des compensations… Si j’avais été là, c’est ce que nous aurions fait.
Les larmes me montaient aux yeux. L’injustice des accusations à peine voilées de Sean formait, avec les sentiments réels que j’éprouvais pour lui et avec la culpabilité qui me rongeait à l’idée de ne pas bien servir notre cause, un mélange qui me retournait l’estomac.
— Allez parler à Gretyl, nous dit-il. Et vous deux, ajouta-t-il en s’adressant à Charles et à moi, réfléchissez bien. Qui êtes-vous en réalité ? Que désirez-vous être dans dix ans ?
Gretyl était dans un état moins grave, mais les apparences disaient plutôt le contraire. Elle avait la tête dans un respirateur énorme qui ne laissait voir que ses yeux. Elle était, elle aussi, inclinée à quarante-cinq degrés sur une plaque thérapeutique en acier, avec tout un enchevêtrement de tuyaux et de nanos sur la poitrine et le cou. Un arbeiter avait pudiquement voilé le reste de son corps d’un drap blanc quand nous étions entrés. Dès qu’elle nous vit, elle nous demanda de sa voix satinée et artificielle :
— Où est Sean ? Vous l’avez vu ?
— Il va bien, lui dit Oliver.
J’étais trop déprimée pour parler.
— Nous n’avons pas encore pu nous voir. Cet hôpital a des règlements de merde. Qu’est-ce que les gens disent ? Avons-nous réussi à attirer l’attention ?
Felicia lui expliqua gentiment que nous n’avions pas accompli grand-chose en réalité. Elle la ménageait moins que Sean. Peut-être était-elle amoureuse de lui, elle aussi. Je voyais soudain les gens et la révolution sous un jour nouveau, et cela ne me plaisait pas tellement.
— Sean a un plan pour changer tout cela, murmura Gretyl.
— Je n’en doute pas, fit Oliver.
— Que se passe-t-il à l’UMS ?
— Une nouvelle administration est en train de se mettre en place. Tous ceux qui ont été nommés par les étatistes ont donné leur démission ou se sont mis en congé.
— Une purge ?
— C’est la procédure normale. Toutes les nominations font l’objet d’un réexamen.
Gretyl soupira en une note artificielle d’une grande beauté et tendit la main. Felicia la serra. Charles et moi demeurâmes en arrière.
— Il pense que quelqu’un a saboté le détonateur des explosifs, déclara Oliver.
— C’est plausible, murmura Gretyl. C’est même probable.
— Mais toi et moi nous sommes les seuls à les avoir touchés, fit Charles.
Gretyl soupira de nouveau.
— Ce n’était qu’un bâton d’Excavex de deux kilos. Nous ne l’avons pas payé cher. Les gens qui l’ont volé pour nous ont pu le trafiquer pour qu’il explose tout seul. Ce n’est pas impossible.
— C’est difficile à établir, fit Oliver.
— Écoutez-moi, mes amis. Si nous n’avons pas réussi à attirer l’attention jusqu’à présent, c’est parce que…
Elle s’interrompit. Elle fit le tour de la chambre d’un regard vif, puis ses paupières se plissèrent.
— J’ai de nouveaux yeux, vous avez vu ? fit-elle. Vous aimez la couleur ? Vous feriez mieux de partir, à présent. Nous reparlerons de tout ça plus tard, quand je sortirai.
Dans la galerie qui quittait l’hôpital en direction de la station de Time’s River, un jeune journaliste des LitVids, mal habillé, à l’air famélique, essaya de nous interviewer. Il nous suivit sur une trentaine de mètres, en regardant son ardoise entre deux questions qu’il jugeait incisives. Nous étions trop déprimés et trop méfiants pour lui répondre. Ce qui ne nous empêcha pas, malgré notre réticence, de nous retrouver dans un flash de dix secondes sur une chaîne secondaire locale de Mars Tharsis.
Sean, pour sa part, fut interviewé le lendemain durant une heure par un représentant de la Commission d’Examen de la Nouvelle-Mars, et l’interview fut retransmise par General Solar dans toute la Triade. Il raconta notre histoire au monde entier, avec tous les détails. Son récit ne correspondait pas à mon souvenir.
Personne d’autre ne fut interviewé.
Ma morosité générale s’accentua. Mon jeune idéalisme s’émoussait rapidement, et aucune sagesse particulière ne le remplaçait, rien d’émotionnellement concret.
Je songeai aux propos que nous avait adressés Sean, à ses accusations, à ses suspicions envers moi en particulier. Son interview répandit des distorsions de la vérité dans la Triade. Je dirais, aujourd’hui, qu’il mentait, mais il est possible que Sean Dickinson, même alors, ait été un trop grand démagogue pour respecter la vérité. Quant à Gretyl, je pense qu’elle était prête à prodiguer de bons conseils sur la manière dont les impératifs politiques nous dictent comment on doit voir – et utiliser – l’histoire.
Lorsque nous retournâmes à nos dortoirs de l’UMS, nous trouvâmes des affiches placardées sur les portes closes. Diane vint à ma rencontre pour m’expliquer que l’UMS avait fermé ses portes jusqu’à nouvel ordre en raison d’une « refonte des programmes ». Des icônes clignotantes sous les plaques portant nos noms nous informèrent que nous étions autorisés à entrer une seule fois pour retirer nos affaires. Le voyage en train jusqu’à notre domicile ou toute autre destination ne nous serait pas remboursé. Nos ardoises reçurent des bulletins précisant le lieu et la date des débats publics qui allaient se tenir pour décider du sort futur de l’université.
On aurait pu penser que c’était pire que du temps de Dauble et Connor.
Charles nous aida, Diane et moi, à sortir nos affaires du dortoir et à les entasser dans la galerie. Il n’y en avait pas beaucoup. J’avais expédié la plus grande partie chez moi après avoir été vidée. J’aidai ensuite Charles à rassembler son équipement, qui consistait en une dizaine de kilos de matériel de recherche.
Nous prîmes un repas léger à la station. Nous n’avions plus grand-chose à nous dire. Diane, Oliver et Felicia partirent vers le nord, et Charles m’accompagna sur le quai de l’est.
Lorsque j’eus hissé mes bagages dans le sas, il me tendit la main. Je la serrai fermement.
— Est-ce qu’on se reverra ? me demanda-t-il.
— Pourquoi pas ? Dès que les choses se seront tassées pour nous.
Il ne voulait plus me lâcher la main, et je dus la retirer gentiment.
— J’aimerais te revoir avant, me dit-il. Pour moi, ça risque de prendre quelque temps.
— D’accord, fis-je en me glissant dans le sas.
Mais je ne m’engageai pas sur une date. Je n’étais pas d’humeur à établir une nouvelle relation.
Mon père me pardonna. Ma mère admirait en secret, je crois, tout ce que j’avais fait. Ils payèrent sans discuter la facture élevée des cours d’autoformation, pour que je ne prenne pas de retard dans mes études. Ils auraient pu envoyer la note au MA, dans le cadre du renouveau général des rétros. Mon père croyait fermement aux bienfaits de la politique des MA, mais l’honneur lui interdisait de prélever sa part sur les fonds gouvernementaux alloués aux MA ou de profiter de sa situation de vainqueur.
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