Je revis Connor dans les LitVids, sur la chaîne General Solar. Elle faisait le long voyage vers la Terre, et parlait à bord du Barrier Reef, un vaisseau appartenant à la LITHO (Ligue Interplanétaire de Transport de l’Hémisphère Ouest). Elle s’apprêtait, chose qu’elle avait un peu de mal à expliquer aux Martiens, à être accueillie triomphalement là-bas. Dauble était à ses côtés, mais ne disait rien. Chaque jour, des détails encore plus horribles sur son essai de gouvernement étatiste étaient révélés.
Il se trouva qu’il y avait également à bord de son vaisseau un avocat du MA de Majumdar, qui prit sur lui de représenter l’ensemble des MA et autres intérêts en conflit avec Connor et Dauble. Jour après jour, il leur sortit dossier sur dossier, tout au long du voyage.
Lorsqu’elles débarqueraient sur la Terre, dans dix mois, elles risquaient d’être pauvres comme Job. Nées sur Mars, exilées sur la Terre, condamnées à faire du slalom entre les procès de la Triade pour tout le restant de leurs jours.
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Ce qui était en train de se passer sur Mars constituait un excellent exemple de politique réelle dans une culture « jeune », et c’était précisément mon sujet d’étude dans le cadre de l’histoire de la Terre. J’aurais dû être fascinée, mais je ne suivais l’actualité, en fait, que de très loin.
Mes idéaux de jeunesse avaient été foulés aux pieds sans ménagement, et je ne savais pas très bien comment prendre la chose. Avant de pouvoir viser la suite de mes études et décider de quelle manière j’allais me rendre utile à ma famille, il fallait que je rétablisse mon identité perdue. Ma mère comprenait mon indécision juvénile. Mon père s’effaçait devant ma mère. Je disposais d’un certain temps avant de m’engager.
Lorsque l’UMS rouvrit ses portes, je changeai de campus et de matières principales. J’allai à Durrey Station, la troisième ville de Mars en nombre d’habitants et la deuxième université. J’y choisis les humanités classiques, la littérature des XIXe et XXe siècles, faisant passer la philosophie avant la mécanique quantique, le cours le plus pratique étant la morale et l’éthique en tant que dimension artistique du monde des affaires. Quatre âmes en peine assistaient avec moi à ces cours, étudiant des choses qui laissaient la plupart des Martiens à l’esprit de pionnier totalement indifférents.
J’avais besoin de changement. Je décidai de profiter un peu de la vie.
Cela faisait des mois que je n’avais pas pensé à Charles. J’ignorais qu’il s’était inscrit, lui aussi, à Durrey Station. Lorsque les cours débutèrent, nous ne nous retrouvâmes pas tout de suite. Je le revis pour la première fois à Shinktown, aux vacances.
Sept cent quatre-vingt-dix étudiants fuyaient Durrey chaque année au solstice pour aller travailler dans leurs fermes, s’ils appartenaient aux familles locales aisées de Vallès Marineris, ou se réfugier à Shinktown. Quelques-uns, déjà mariés, se dispersaient dans leurs terriers à moitié finis, qui deviendraient bientôt des stations, et s’adonnaient aux occupations habituelles des gens mariés.
Ma famille n’avait pas de ferme et me demandait peu en guise de piété filiale. Ils m’adoraient, mais ils me laissaient libre de choisir ma voie.
Shinktown était un dédale de boutiques pas très sympathiques, de petits hôtels discrets, de salles de jeu et de gymnases, à dix-sept kilomètres de Durrey Station, où les étudiants se rendaient pour oublier leurs études et leurs obligations envers leur ville et leur famille. Pour s’éclater, en somme.
Mars n’avait jamais été une planète de prudes. Mais ses attitudes vis-à-vis du sexe étaient typiques d’une culture de pionniers. La sexualité a pour finalité la procréation et l’établissement de liens solides entre les individus et les familles. Le sexe conduit (ou devrait conduire) à l’amour et aux relations durables. Le sexe sans amour n’est peut-être pas un péché, mais c’est presque certainement du gaspillage. Pour le Martien ou la Martienne idéalement représentés dans les LitVids populaires, la sexualité n’a jamais consisté à se gratter simplement là où ça démange. C’est quelque chose de diablement compliqué, lourd de signification et de drame pour les individus et les familles. C’est aussi un lien potentiel entre les MA (les intéressés se mariant rarement dans leur famille) et le début d’une nouvelle entité, la dyade, association plus forte et puissamment motivée de deux partenaires soigneusement assortis.
Cela, c’était le mythe, et je reconnais que je le trouvais séduisant. Encore maintenant, d’ailleurs. On dit parfois qu’un esprit romantique est un esprit qui refuse d’accepter le témoignage de ses yeux et de ses oreilles.
Nous vivions dans une ère où peu d’individus étaient physiquement laids. La plupart des Martiens n’avaient ni le désir ni l’instinct de laisser la nature suivre son cours incertain. La question avait fait l’objet d’une législation publique intéressant la plupart des citoyens de la Triade environ soixante-dix années martiennes plus tôt. J’étais passablement séduisante. Mon héritage génétique n’avait eu besoin que de très peu de corrections ou pas du tout – je n’avais, en fait, jamais posé la question à mes parents – et les hommes m’abordaient volontiers.
Je n’avais cependant jamais eu d’amant, principalement parce que je trouvais les garçons de mon âge trop sérieux, trop frivoles ou – le plus souvent – terriblement ennuyeux. Ce que je désirais pour mon premier (et peut-être dernier) amour, ce n’était pas seulement de la splendeur physique, mais quelque chose de beaucoup plus profond, quelque chose qui ferait soupirer d’envie la planète Mars entière – sinon la Triade au complet – lorsque mon partenaire et moi nous publierions plus tard nos mémoires, à un âge avancé.
Je n’étais pas plus pudique que n’importe quelle autre Martienne. Je n’aimais pas particulièrement dormir seule. Je souhaitais souvent pouvoir abaisser mes critères juste assez pour en connaître plus sur les hommes. Des hommes beaux, naturellement, avec du tempérament et une suprême assurance. Pour ce genre d’expérience, la beauté et la splendeur physiques étaient plus importantes que l’intellect ; mais si je pouvais avoir tout à la fois, l’esprit, la beauté et les accomplissements…
J’avais des rêves fiévreux.
Shinktown était un lieu de tentation pour un jeune Martien, et c’est la raison pour laquelle un si grand nombre d’entre nous y allaient. Je m’amusais dans les bals, flirtais et embrassais souvent, mais évitais les rencontres plus intimes que j’aurais pu accepter. La seule loi universelle dans les relations entre hommes et femmes – selon laquelle l’homme propose et la femme dispose – jouait en ma faveur. Libre à moi de séduire, d’expérimenter et de jouer au jeu sans doute cruel et (pensais-je) totalement de bonne guerre qui consistait à tester le troupeau.
Au milieu des vacances, un soir du début de printemps, un club local universitaire organisa une petite sauterie après une partie de jai alai dans l’arène. J’avais assisté au match, et je vibrais d’une légère frustration due à la vue de tous ces corps mâles bondissant souplement pour frapper la petite balle lourde. À cela s’ajoutait le mélange d’une double infusion d’herbe de Shinktown et de quelques gorgées de vin, que j’espérais neutraliser en dansant et en flirtant avant de rentrer chez moi pour méditer sur le tout.
J’aperçus Charles la première, à l’autre bout de la salle, alors que je dansais avec un garçon de troisième année. Il était en train de bavarder avec une grande perche aux grands yeux, plutôt exotique, qui ne me semblait pas du tout être son genre. À la fin du morceau, je me frayai un chemin à travers la foule, le contournai par-derrière et me cognai à lui comme par accident. Il se détourna de son exotique et me reconnut aussitôt. À mon grand désarroi, son visage s’illumina comme celui d’un enfant. Il eut vite fait de larguer sa grande perche aux yeux élargis et me suivit.
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