Par peur ou raison, la plupart des Martiens se sentaient plus en sécurité dans leurs galeries. Ils se donnaient le nom de lapins, sans complexe. Des lapins rouges, par opposition aux lapins gris, ceux de la Lune terrestre.
Je crois que je me sentais plus nerveuse, assise dans le tracteur à côté de Charles, que je ne l’avais été, des mois plus tôt, dans ma peau étanche. J’avais confiance en Charles, je savais qu’il ne se perdrait pas dans les ravins et les dépressions des anciens glaciers. Il était trop sûr de lui pour cela. Mais ce qui me mettait les nerfs à fleur de peau, c’était la proximité d’émotions que j’avais soigneusement reléguées derrière un semblant de philosophie.
Je ne tenterai pas d’expliquer ma volte-face. Je commençais à être attirée par Charles, mais le processus était lent. Tandis qu’il conduisait, je le regardais à la dérobée, étudiant ses traits minces, son nez long et droit, ses grands yeux bruns attentifs, qui ne cillaient presque jamais, sa lèvre supérieure, délicatement sensuelle, sa lèvre inférieure, un peu trop effacée, son menton proéminent, son cou noueux et décharné. Ce mélange vigoureux de traits que j’aimais et d’autres que j’approuvais moins me montait à la tête. On était loin de la perfection esthétique avec ces longs doigts aux ongles carrés, ces épaules osseuses mais larges, ce torse légèrement concave…
Fronçant les sourcils, je reportai mon attention sur le décor. L’aréologie n’avait que peu d’attraits pour moi, mais aucun Martien ne peut rester indifférent au passé de sa planète. On commençait à nous le raconter au berceau.
Mars était une planète morte, mais elle avait jadis été vivante. Dans les basses plaines, sous les inévitables sables mous et la couche visqueuse, gisait une couche épaisse de roche calcaire qui servait de cimetière à d’innombrables et minuscules organismes issus du fond de l’ancien océan qui couvrait toute cette région et, en fait, soixante pour cent de l’hémisphère Nord de Mars.
Ces océans, un demi-milliard d’années martiennes plus tôt, avaient été victimes du vieillissement et du refroidissement de la planète. Les mouvements intérieurs de Mars s’étaient ralentis et stabilisés juste au moment où la planète avait commencé à créer et repousser ses continents, mettant un terme précoce à la migration de ses quatre jeunes plaques tectoniques et à l’existence de ses chaînes de volcans vomissant des gaz. L’atmosphère avait commencé sa longue fuite vers l’espace. Au fil des six cent millions d’années martiennes qui suivirent, la vie elle-même se retira peu à peu, évoluant vers des formes plus hardies, laissant derrière elle des lits océaniques fossiles, des karsts et, pour finir, l’ecos mère (on dit « ecoï » au pluriel) ainsi que les superbes ponts-aqueducs.
Tout autour de nous, des crêtes de calcaire jaune-blanc émergeaient des sables mous ocre rouge. De gros rochers rouillés, morcelés, dispersés autour des cratères d’impact, saupoudraient le tout comme des fragments de chocolat sur de la sauce à la rhubarbe nappant une glace à la vanille. Sur fond de ciel rose, l’effet produit était saisissant, d’une beauté douloureuse. Il rappelait aux hommes que même les planètes sont mortelles.
— Ça te plaît ? demanda Charles.
Nous n’avions pas échangé trois mots depuis que nous avions quitté Durrey dans le tracteur emprunté à Klein.
— C’est superbe, répondis-je.
— Attends que nous arrivions aux karsts ouverts. Ils ressemblent à des trous de chien de prairie. C’est un signe de présence de nappes aquifères, mais il faut une étude d’experts pour en déterminer la profondeur et savoir si la nappe est blanche ou non.
Les nappes blanches contenaient de fortes concentrations d’arsenic. Cela rendait l’extraction de l’eau un peu plus coûteuse.
— Les mers blanches étaient peuplées de formes de vie différentes, poursuivit Charles. C’est sans doute de là que venaient les mères.
Je savais très peu de chose sur les cystes mères. Ces organismes étaient les seuls témoins de l’ecos oméga de l’époque post-tharsique. Toute la vie d’une planète concentrée dans une patiente coquille de noix. L’ancêtre des ponts-aqueducs. Ces fossiles n’avaient été découverts que très récemment, mais je ne m’étais jamais intéressée particulièrement aux nouvelles qui les concernaient.
— As-tu déjà vu une mère ? me demanda Charles.
— Seulement en photo.
— Elles sont splendides. Plus grandes qu’un tracteur. De grosses coquilles de trente centimètres d’épaisseur, enfouies dans le sable, qui attendent le retour de l’eau. Les seuls témoins de leur espèce. (Ses yeux brillaient, ses lèvres étaient tordues en un demi-sourire émerveillé. Son enthousiasme me laissait loin derrière.) Certaines auraient pu tenir le coup dix millions d’années. Mais l’eau n’est jamais revenue.
Il secoua la tête. Ses lèvres tombèrent tristement, comme s’il évoquait une tragédie de famille.
— Certains chasseurs de fossiles disent qu’un jour on en trouvera une vivante, poursuivit-il. C’est leur saint Graal.
— Tu crois que c’est possible ?
— Ça m’étonnerait.
— Est-ce qu’il y a des mères fossiles là où nous allons ?
Il secoua la tête.
— Elles sont très rares. Et jamais dans les karsts. La plupart ont été découvertes dans les crevasses.
— Ah !
— Mais on peut toujours essayer d’en trouver.
Il m’adressa son sourire de petit garçon, ouvert et confiant.
La cave vinicole du MA de Klein, noble expérience qui n’avait pas été couronnée de succès, se trouvait dans un creux de terrain sous le vent d’un plateau desséché soulevé par le gel des terres en profondeur et situé à vingt kilomètres à l’ouest de Durrey Station. Il était à présent entretenu par des arbeiters, mais de manière plutôt épisodique, à en juger par les dunes de sable mou statique accumulées à l’entrée. Un énorme portail affichait fièrement en grosses lettres vertes : « Très Haut Médoc. » Charles amena le nez du tracteur juste sous la pancarte, et le garage s’ouvrit lentement, par à-coups. Ses rouages étaient grippés par la poussière. Charles gara le tracteur dans un espace obscur.
Refermant nos combinaisons, nous descendîmes de la cabine. Charles posa sa main à plat sur le port de la serrure et se tourna vers moi.
— Ils ont changé les codes depuis ma dernière visite. J’espère que je figure toujours dans la liste de Klein.
— Tu n’as pas vérifié avant de partir ? demandai-je, soudain alarmée.
— Je plaisantais, me dit-il.
Le mécanisme s’ouvrit, et nous entrâmes.
Au fil des années, les arbeiters, à force de s’autoréparer, étaient devenus des tas de ferraille monstrueux. Ils me faisaient penser à des gnomes empressés qui s’écartaient obséquieusement de notre chemin tandis que nous explorions les galeries étroites qui conduisaient aux locaux d’habitation.
— C’est la première fois que je vois des arbeiters si vieux, murmurai-je.
— Un sou est un sou pour la famille Klein. Ils ont repris les meilleures machines, en ne laissant ici qu’une équipe squelettique, juste de quoi s’occuper de l’eau.
— Pauvres petites choses, murmurai-je.
— On y est, annonça Charles en ouvrant la porte du local d’habitation principal.
Un spectacle délirant de confusion ordonnée nous attendait. Des matelas pneumatiques s’empilaient dans un coin pour former une sorte d’abri. Des draps recouvraient une table comme si c’était un lit. Des appareils délabrés étaient amoureusement rangés au milieu de la salle comme pour attirer l’attention des humains. Ils sentaient la teinture d’iode. Les arbeiters avaient dû s’ennuyer. Un grand spécimen d’un mètre de haut sur cinquante centimètres de large, aux bras proéminents, se tenait fièrement au milieu de son domaine.
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