— Soyez les bienvenus, nous dit-il d’une voix éraillée. Il y a quatre ans que cette propriété n’a pas eu l’honneur d’accueillir des visiteurs. Que pouvons-nous faire pour vous servir ?
Charles se mit à rire.
— Ne fais pas ça, chuchotai-je. Tu vas le vexer.
L’arbeiter bourdonnait continuellement, ce qui était un signe de désastre imminent.
— Ce module a besoin de pièces de rechange, s’il y en a, nous dit-il au bout d’un long moment de silence introspectif.
— Il faudra vous en passer, lui dit Charles. Nous voudrions un local habitable, pour deux personnes. Chambres séparées… Le plus tôt possible.
— Celui-ci ne vous convient pas ? demanda l’arbeiter avec une consternation mécanique.
— C’est presque ça, mais il faudrait quelques aménagements.
Nous ne pûmes nous empêcher de glousser.
L’arbeiter nous contempla avec cette faculté qu’ont les vieilles machines de se donner des airs critiques et intelligents alors qu’en fait ils sont simplement lents.
— Nous allons prendre les dispositions nécessaires, nous dit-il. Je vous demande pardon, mais ce module a besoin de pièces de rechange et d’une révision nano, si possible.
Quatre heures plus tard, lorsque les dortoirs furent dans un état raisonnable et que nos provisions pour plusieurs jours eurent été préparées et vérifiées par les arbeiters, nous cessâmes, Charles et moi, de nous agiter comme des fous, pour nous regarder dans les yeux. Ce fut Charles qui détourna le premier la tête, en faisant semblant d’examiner le nouveau décor.
— On dirait une cabane de prospecteurs, me dit-il.
— C’est très bien comme ça.
— Pas très confortable.
— Je ne m’attendais pas à mieux.
— Je suis venu ici un jour avec mon père. J’avais à peine dix ans, fit Charles en s’essuyant nerveusement les mains sur les jambes de son pantalon. Une sorte d’évasion, pour deux jours, sur le chemin d’Amnesia à Jefferson en passant par Durrer… Les terres de Klein empiètent sur l’ancien domaine du MA des Erskine à cet endroit. Je ne sais pas comment cela s’est fait.
Il y eut un nouveau moment de silence gêné. Il était visible que Charles ne savait plus par où commencer, ni ce que l’on attendait de lui. Moi non plus, du reste. Mais, en tant qu’élément femelle de notre association, ce n’était pas mon problème. Au mâle de prendre les devants. Je n’avais nulle envie de m’attribuer cette responsabilité.
— Veux-tu qu’on aille voir la cave ? me demanda-t-il soudain en me tendant la main.
Je la pris. Nous commençâmes notre visite officielle du Très Haut Médoc.
Charles était d’une nervosité désarmante. Désarmante parce j’avais très peu de chose à dire et pratiquement rien d’autre à faire que de le suivre comme un toutou. Il donnait des explications sur tout ce qui était martien et que, la plupart du temps, je connaissais. Mais sa voix était reposante, même quand il devenait très technique. À la fin, je prêtais plus attention au rythme de sa voix qu’au contenu de ses phrases. J’appréciais la musique masculine de l’accumulation des faits, architecture qui nous cachait cette simple vérité que nous étions tout seuls lui et moi.
Quatre-vingt-dix pour cent au moins de toute station martienne est au-dessous du niveau du sol. Les impératifs de la pressurisation et de la protection contre les radiations à peine filtrées par l’atmosphère ténue de la planète font de cette méthode de construction la plus économique et la plus fiable. Quelques tentatives avaient été lancées, ces dix dernières années, pour percer la poussière de la planète avec des édifices à plusieurs étages aériens et des gratte-ciel, mais Mars, depuis le début, avait été colonisée avec des bouts de chandelles. Les constructions revenaient beaucoup moins cher quand elles étaient souterraines ou retranchées. Les échangeurs de chaleur, les capteurs, superstructures, entrées et sorties étaient les seuls bâtiments, avec quelques structures basses, à percer la surface. Nous demeurions largement des troglodytes.
Cinquante pour cent des gisements aquifères de Mars étaient à l’état solide – les aquifères minéraux – et le reste à l’état liquide. On trouvait plusieurs variétés d’aquifères solides. Certains étaient des boursouflures dues au gel et au permafrost, qui donnaient un type de terrain vallonné. D’autres étaient des dômes de glace atteignant parfois dix kilomètres de diamètre. Mais pratiquement tous les soulèvements avaient depuis longtemps perdu l’eau qui les avait produits. Elle s’était soit évaporée et recondensée aux pôles, soit tout simplement perdue dans l’espace à travers les siècles. L’atmosphère martienne ténue ne comportait presque pas d’humidité.
Le vignoble du Très Haut Médoc se situait à cinq cents mètres au-dessus d’une nappe liquide, probablement la même que celle qui alimentait Durrey. L’eau suintait à travers le calcaire et formait au fond des crevasses et des cavernes des flaques qui s’étendaient parfois jusqu’à une dizaine de kilomètres sous le karst.
Notre première halte fut à la station de pompage. La pompe, un assemblage massif de cylindres et de sphères fondus ensemble comme une sculpture abstraite, fonctionnait régulièrement depuis quinze années martiennes. Elle extrayait son propre carburant, le deutérium, de l’eau qu’elle puisait dans le sol.
— Nous l’avons reliée aux canalisations qui alimentent Durrey il y a environ dix-neuf ans, m’expliqua Charles tandis que nous faisions le tour de la pompe. Juste après la fermeture de la cave à vin et l’automatisation complète de la station, poursuivit-il. C’était une petite source de revenus destinée à compenser en partie notre échec.
Nos pas résonnaient fortement sur le sol de pierre givré. L’air sifflait en sortant des bouches de ventilation murales. Il était froid et âcre, avec une forte odeur de moisi.
— C’est la seule raison d’être de la station, à présent, continua Charles. Durrey en a besoin. Ils payent, et nous continuons de faire marcher la pompe. Je vais profiter de notre passage pour établir un rapport.
— Dans lequel tu demanderas des pièces pour les arbeiters, suggérai-je.
— Peut-être. Les gens qui ont construit la cave à vin venaient de Californie… ou d’Australie, je ne sais plus.
— Il y a une grande différence ?
— Pas tellement. Je connais beaucoup d’Australiens et de Californiens, aujourd’hui. À part l’accent, ils se ressemblent beaucoup. Ma famille vient de Nouvelle-Zélande, à propos. Et la tienne ?
— Je ne sais pas très bien. Allemande et indienne, je crois.
— Cela explique ton merveilleux teint.
— Je ne fais pas très attention aux origines.
Charles me conduisit dans les chambres de débourbage. Les eaux noires étaient lisses comme des miroirs dans leurs bassins de calcaire creusés à même la roche. Ils remplissaient deux chambres qui faisaient chacune un hectare en superficie sur une profondeur de dix mètres. Quelque part sous nos pieds, des pompes de transfert vibraient sourdement. Elles envoyaient l’eau dans les canalisation souterraines de Durrey. Je humai l’air froid et humide, touchai les murs de calcaire ruisselants.
— Cette roche, on dirait de vieux os, fit Charles.
— Oui. Le fond de l’océan.
— La moitié de nos stations et de nos villes ne pourraient pas exister sans ces plaines de calcaire.
— Pourquoi est-ce que ça ne s’est pas transformé en marbre ou quelque chose comme ça ? demandai-je, en partie pour montrer que je n’étais pas totalement ignorante en matière d’aréologie.
Charles secoua la tête.
— Il n’y a eu aucune activité aréologique majeure depuis un milliard d’années. Pour faire du marbre, il faut de la chaleur et de la pression. Mars est endormie. Elle n’est plus capable d’accomplir le travail.
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