— Oh !
Je n’avais rien démontré d’autre que mon ignorance. Mais cela ne me posait pas de problème. J’étais en train de donner à Charles une occasion de briller. Je voulais voir qui il était réellement, et avec quel genre d’homme j’avais choisi de passer quelques jours toute seule.
Nous empruntâmes le pont qui franchissait le second bassin pour nous engager dans une galerie en pente. La chambre sur laquelle elle débouchait contenait de multiples rangées de cuves en acier inox ondulé, brillant comme un miroir. Elles étaient entourées de canalisations orange en céramique. L’odeur d’âcre-moisi était ici presque insupportable. Elle devait stimuler en moi une sorte de mémoire atavique, car je songeai à un cellier humide et frais, par une chaude journée d’été, rempli de senteurs suaves de pommes, de carottes, de casiers en bois et de terre battue.
— Ce sont les vieilles citernes à vin, me dit Charles. On les appelait des cuves. On y mettait le jus de raisin…
— Je sais, l’interrompis-je. Je m’y connais un peu en vin, tu sais.
C’était une distorsion flagrante de la vérité, mais il parut content.
— Vraiment ? Tu vas peut-être pouvoir m’expliquer certaines choses, dans ce cas. Je me suis toujours demandé pourquoi l’expérience n’a pas marché.
— D’où venait le raisin ? demandai-je en adoptant un air expert.
— D’ici même. Cuvée in situ. Il a poussé dans les cuves, en suspension cellulaire. Il a été traité et mis à fermenter à l’endroit même où il a poussé.
— C’est pour cela que ça n’a pas marché, répliquai-je en reniflant légèrement. Ça donne le pire vin qu’on puisse imaginer.
C’était ce que j’avais entendu dire, en tout cas. Je n’étais pas allée jusqu’à y goûter moi-même.
— Mes parents m’ont dit qu’il était dégueulasse. Il y en a une réserve ici, quelque part. Abandonnée.
— Depuis combien de temps ?
— Vingt années au moins.
— Terrestres ?
— Oui.
— Je préfère les années martiennes, pour ma part.
Charles prenait assez bien mes pitreries et mes railleries. Il ne se fâchait jamais. Il n’allait pas jusqu’à me flatter pour cela, cependant.
— On essaie de la trouver ?
— D’accord. Je l’ai vue quand j’étais gamin. Par ici…
Il me précéda. Je m’attardai pour coller mon front à un hublot de verre sur le côté d’une cuve. C’était tout noir et vide à l’intérieur. Cet endroit me rendait triste. Combien de fois les Martiens n’avaient-ils pas essayé de reproduire des choses que l’on faisait sur la Terre, en mélangeant les nouvelles techniques et la tradition ? Cela avait toujours lamentablement échoué.
— Tu sais comment on fait le vin maintenant, je suppose, lui dis-je en le rattrapant.
— Avec des nanos. Le processus est entièrement artificiel.
— Le résultat n’est pas trop mauvais.
— Tu as déjà bu du vin de la Terre ?
— Bien sûr que non ! Ma famille n’est pas assez riche pour ça.
— J’en ai bu un ou deux verres il y a quelques années. Du madère. La bouteille avait coûté quatre cents dollars triadiques à mon copain.
— Tu as de la veine. Le madère vieillissait dans les soutes des navires qui passaient le cap Horn.
C’était le summum de mes connaissances en œnologie.
— Il était très bon. Un peu sucré, peut-être.
Poussant une porte mince en fibres de verre, nous pénétrâmes dans un entrepôt situé derrière la chambre des cuves. Caché sous une pile de filtres en toile soigneusement alignés, un tonneau isolé attendait dans un coin. Charles se baissa pour lire l’étiquette.
— « Cuvée 2152. A.M. 43. Jamais mis en bouteilles, jamais commercialisé. »
Il se tourna pour m’adresser un regard d’angoisse comique.
— Ça pourrait nous tuer, dit-il.
— Essayons.
La bonde était tournée contre le mur. Charles fit venir l’un des arbeiters avec un engin de levage pour déplacer le tonneau. Cela fait, il y fixa une cannelle. Puis il partit chercher des verres, me laissant seule avec mes pensées dans la cave déserte et glacée.
Je contemplai les murs de roche suintante et me demandai à haute voix :
— Qu’est-ce que je fous ici ?
J’étais loin de toute ville ou station, en compagnie d’un homme sur lequel je ne savais pratiquement rien. Je m’étais mise dans ce que l’on a coutume d’appeler une situation compromettante, malgré mes propres réticences, malgré toutes mes bonnes résolutions concernant ce genre d’occasion. Où étaient mes chances de choisir et de tester le candidat adéquat à une relation sérieuse et à un amour durable ?
De toute évidence, je ne savais pas moi-même ce que je voulais. J’aimais bien Charles, il était d’agréable compagnie, mais ce n’était certes pas…
Sean Dickinson.
Je fronçai les sourcils et me pinçai le gras du bras en guise de punition. Si Sean Dickinson était ici, me disais-je, nous aurions sans doute déjà couché ensemble. Mais j’imaginais Sean ouvrant les yeux au matin et me considérant avec désapprobation, taciturne après une nuit passionnée. Était-ce cela que je voulais ? Une expérience sexuelle pimentée d’illusion romantique avec quelqu’un qui ne pourrait jamais m’offrir un avenir et qui, par conséquent, n’engageait à rien ?
Une chaleur soudaine me monta au visage.
Charles revint avec deux verres épais. Je fis mine de me baisser pour examiner l’arbeiter, battant violemment des cils pour retrouver une contenance.
— Quelque chose ne va pas ? me demanda Charles.
Je secouai la tête avec un sourire faux.
— Il est en si piteux état, murmurai-je en prenant le verre qu’il me tendait.
Charles tendit le cou entre deux épaules noueuses. Il semblait encore moins sûr de moi que moi de lui. Mais il faisait bonne figure. Avec un geste de magicien, il tourna le robinet et fit couler un filet de liquide vermeil dans son verre.
— Ce ne serait pas poli de te faire boire la première, me dit-il en levant son verre. C’est ma famille qui est responsable de l’erreur, après tout.
Il huma le contenu du verre, le fit tournoyer un instant, sourit de faire tant de manières et y trempa ses lèvres. J’observai sa réaction, curieuse de savoir à quel point c’était mauvais.
Il semblait sincèrement surpris.
— Alors ? demandai-je.
— Ce n’est pas si mortel que ça. Pas mortel du tout, même. C’est très buvable.
Il remplit mon verre. Le vin était râpeux au palais. Je dus me forcer à l’avaler, mais Charles avait raison. Il n’était pas si mauvais que ça.
— Nous sommes jeunes, décréta-t-il. Nous survivrons. Si on en décantait un litre ou deux, pour boire ce soir au dîner ?
— Tout dépend de ce qu’il y aura à manger.
— Rien d’autre que ce que nous avons apporté, et peut-être aussi un ou deux trucs que je dégoterai dans les réserves de secours, en cherchant bien.
— Je m’occupe de tout préparer, si tu veux.
— Ce serait super.
Nous dînâmes dans la salle à manger du chef de station, sur une vieille table métallique et dans des fauteuils que personne n’avait songé à emporter. Une musique vieille de dix ans était diffusée en sourdine par le système de sonorisation. C’était un air de kinjee rapide, martelé, qui aurait pu inspirer à mes parents des états d’âme romantiques mais ne me branchait pas du tout. Je préférais les développements. Je n’aimais pas trop les percussions envoûtantes.
Je n’irai pas jusqu’à dire que le vin me libéra de mes réticences, mais il m’apporta un certain apaisement, ce dont je lui fus reconnaissante. La nourriture était mangeable. C’était de la pâte grise vieille de cinq ans au moins – années martiennes, bien entendu –, mais j’avais pu en tirer quelque chose après tout. Charles ne savait plus comment me complimenter. Je dus me mordre la langue pour ne pas lui faire remarquer que c’était la pâte qui était responsable. Il essayait de se montrer le plus gentil possible avec moi, pour me mettre à l’aise. Mon ambivalence était une énigme aussi bien pour lui que pour moi.
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