Nous avions envisagé de déplacer une planète, de bouleverser la vie de tous ses habitants uniquement pour éviter une confrontation avec la Terre. Cette attitude me semblait être à présent d’une incroyable lâcheté. J’essayai d’imaginer le voyage vers ce nouveau système, à travers des milliers d’années-lumière qui n’existaient pas en réalité, et malgré mon rehaussement qui m’en fournissait les moyens j’avais la certitude, tout au fond de moi, qu’il fallait que ce soit un rêve, un mauvais rêve que nous avions tous fait.
Je plissai les yeux pour contempler l’horizon ouest. Phobos allait bientôt se lever, précédant de peu Deimos. Je m’accroupis sur les cailloux, la tête penchée en avant, fixant la poussière entre mes pieds.
Casseia, Cassie, femme, fille, épouse, n’existait plus. Mes racines avaient été trop de fois déchirées. Je ne pouvais pas, rien qu’en plongeant mes mains dans ce sol pour le remuer, me faire pousser une nouvelle conscience, un nouveau centre de personnalité. Mars n’était pas à nous, pas à moi. Nous venions d’un autre endroit, très éloigné. Nous étions des envahisseurs incrustés sous la surface comme des chiques sous la peau de quelqu’un. Mars appartenait à une biosphère mort-née.
Il n’y avait rien en mon centre. Ni émotion ni enthousiasme. Rien d’autre que le devoir à accomplir.
Mes bras tremblaient. Je fis un effort de volonté pour les en empêcher, mais ne parvins à rien. Je n’avais pourtant pas froid. Mes jambes se mirent à trembler aussi. Mes orteils se crispèrent dans leurs brodequins. La voix de ma combinaison me demanda :
— Vous sentez-vous bien ?
— Non, murmurai-je.
— Cette combinaison n’est pas munie de dispositif médical d’urgence, mais elle peut émettre un signal de détresse si vous prononcez à haute voix le mot « oui » ou si vous serrez le poing droit.
— Non, répétai-je.
— La question vous sera posée toutes les deux minutes tant que vos symptômes ne s’amélioreront pas.
— Non.
Je relevai la tête. Il y avait des gens sur la plaine caillouteuse et le sable. Ils ne portaient pas de combinaison et m’observaient avec curiosité.
Ma mère s’approcha la première et se laissa tomber à genoux devant moi. Derrière elle arrivèrent Orianna, de la Terre, puis mon frère Stan. Il portait son jeune fils dans ses bras. Le visage d’Orianna était sans expression, mais je sentis qu’elle m’en voulait. Si Phobos s’était écrasé sur la Terre, elle serait morte. Reconnaissance spéciale et instantanée de l’énormité de ma culpabilité.
J’ai un problème, me dis-je. Je suis en train de faire une dépression nerveuse.
Ma mère me toucha le bras, mais je ne sentis rien. Stan s’avança. Il posa son petit garçon sur le sol. L’enfant fit quelques pas en vacillant sur ses jambes molles. Les bébés apprenaient à marcher plus tôt sur Mars.
J’entendis la voix de Stan, sans rien comprendre à ce qu’il disait. Mais le ton était plutôt rassurant.
Au bout de quelques minutes, fatiguée d’observer des fantômes, vivants ou morts, je me remis lourdement sur mes pieds engourdis, époussetai ma combinaison et me tournai lentement pour observer le panorama de Kaibab.
— Tout n’est pas terminé, déclarai-je. Je ne peux pas m’offrir ce luxe. Il faut que je tienne le coup.
Stan hocha la tête et ma mère prit une expression de tristesse compréhensive. Ils me faisaient penser à des mimes. Tout était légèrement exagéré.
— Maman, je suis heureuse de te revoir. Tu es en pleine forme, lui dis-je. J’aimerais tant que tu puisses me parler.
Elle eut un petit sourire et un haussement d’épaules, toujours muette. Stan grommela quelque chose, mais j’avais l’impression d’avoir de la mousse dans les oreilles.
— Quand tout sera fini, déclarai-je, je prendrai quelques semaines pour rendre visite à mes morts. Je me laisserai devenir folle pour rester un peu avec vous, d’accord ?
Ma mère pencha la tête de côté et me lança son plus beau regard énigmatique.
— Où est Ilya ? demandai-je.
— Ici, fit une voix derrière moi.
Je me retournai en souriant, remplie de joie.
J’avais la gorge en feu. J’étais couchée dans la poussière. Un instant, je crus que quelqu’un m’avait poussée, mais je m’étais étendue exprès et j’avais oublié. La douleur à ma gorge était insupportable. Je me demandais ce que cela pouvait être pour faire si mal. Les joints de mon casque étaient mouillés autour du cou et sous le menton. D’avoir pleuré et hurlé, me dis-je.
Prendre de la distance. Je ne pouvais pas me permettre de reconnaître mes faiblesses en me laissant aller ouvertement. Je n’avais pas le droit de laisser qui que ce soit, y compris moi-même, voir à quel point j’en étais arrivée. D’accord, je voyais des fantômes et je défaillais pour laisser à mon corps le temps d’exprimer sa misère. L’esprit faisait diversion et en profitait pour accomplir ses ablutions primaires en privé.
J’étais à la surface depuis deux heures. J’étais transformée. Je ne me sentais pas mieux, mais différente. Je traversai la plaine caillouteuse et rentrai par le sas avec mon passe, qui ouvrait toutes les portes de Kaibab. Le sas se referma derrière moi.
J’aspirai la poussière, pris une douche rapide dans ma chambre et m’habillai en vue de mes rendez-vous du matin.
Il fallait reprendre le collier. Ils n’y verraient que du feu.
Mais mon temps était sur le point d’expirer.
Ti Sandra et son entourage, y compris Lieh et quatre des meilleurs agents de Point Un affectés à Préambule, retournèrent le lendemain aux Mille Collines. Nous nous quittâmes après de chaleureuses embrassades dans les bureaux attenant au labo principal.
— Je n’aime pas nous voir dans cet état d’épuisement, me dit Ti Sandra en me tenant à bout de bras par les épaules.
Comme toujours, nous étions entourées de gardes et d’assistants. C’était le maximum d’intimité que la présidente et la vice-présidente réunies pouvaient espérer avoir par les temps qui couraient.
— Je te considère comme ma sœur, Cassie. Promets-moi que nous sortirons de cette crise pour nous retirer dans notre propre station. Tu seras syndic et je dirigerai l’exploitation de thé. Comme de bonnes et honnêtes Martiennes.
— C’est promis, murmurai-je.
Nous nous embrassâmes de nouveau, et Ti Sandra prit une profonde inspiration.
— Il y a une réunion à laquelle je ne pourrai pas assister, dit-elle. Avec Cailetet. Aelita s’est occupée du planning. Tu prends la navette ce soir pour Lal Qila.
— Crown Niger ? demandai-je, l’estomac soudain noué.
— Quelque chose d’urgent, à ce qu’il paraît. On dit que Cailetet est en mauvaise posture financière. Notre boycott produit ses effets. Et c’est toi qui le connais le mieux.
— C’est une bête malfaisante.
— Tiens bon la rampe. Tu pourras m’agonir plus tard, si tu veux, ma chérie.
Je laissai Aelita et mes collaborateurs directs s’occuper d’annuler les rendez-vous prévus, y compris une réunion d’information avec Waschler et les Olympiens.
Malgré sa mise en quarantaine par le gouvernement et son isolement, même par rapport aux autres MA dissidents, Cailetet détenait encore quelques atouts importants pour l’avenir de la République, et Crown Niger avait réussi à conserver son poste et son statut malgré plusieurs bévues.
Les gouverneurs régionaux avaient demandé des dédommagements pour les pertes subies à l’occasion de la Suspension. Faute de pouvoir adresser leurs revendications à la Terre, ils s’étaient tournés vers le gouvernement central, qui était loin de disposer de sommes aussi importantes. Cailetet avait offert de récolter des fonds dans les milieux de la Terre acquis à notre cause, mais nous avions refusé, jusqu’à présent, toute discussion à ce sujet. Les pressions se faisaient cependant de plus en plus insistantes. Ti Sandra avait laissé entendre, quelques jours plus tôt, que nous pourrions être obligés de conclure un accord avec Crown Niger, malgré toute l’envie que nous avions de le voir tomber.
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