Lieh entra à ce moment-là dans la vaste salle et vint se placer à côté de Ti Sandra. Stephen lui expliqua rapidement la signification de l’image et ses implications.
— Que leur dirions-nous ? demanda Ti Sandra.
— Si nous avons renoncé complètement à quitter le Système solaire, il faut reprendre immédiatement les négociations avec la Terre, au vu et au su de tous, suggéra Charles. Nous pourrions utiliser cette liaison comme canal, elle est plus rapide et plus efficace, mais… nous risquons de les alarmer encore davantage.
Ti Sandra fit la grimace.
— Si nous leur parlons, si nous les assurons du caractère pacifique de nos intentions, vous pensez que ce sera suffisant ? Pourquoi nous croiraient-ils, après ce qui s’est passé ?
— Il faut qu’ils nous croient. Dans le cas contraire, nous sommes perdus. Quelqu’un finira par déclencher une action préventive contre l’autre.
Ti Sandra renifla dédaigneusement.
— Une action préventive… Cette expression… Ça pue le XXe siècle.
— Il serait bon, aussi, de les laisser croire que nous maîtrisons parfaitement Préambule, continua Stephen. Qu’il n’y a pas chez nous de factions ni de dissidents possédant les mêmes connaissances.
Ti Sandra hocha la tête en direction de Lieh.
— Je crains que Point Un n’ait pas de très bonnes nouvelles à nous annoncer. Où en est la situation, Lieh ?
— C’est la pagaille sur la Terre. Ils sont paralysés par des référendums sans fin. Tous les syndics et les membres des conseils des quatre grandes alliances ont été rappelés. Les ambassadeurs aussi, pour consultation.
— Ils préparent la guerre ? demanda Charles.
— C’est peu probable, indiqua Lieh. Il ne s’agit pour l’instant que de confusion. Ceux qui ont donné le feu vert à la Suspension – probablement les syndics en chef de la GAEO – ont déclenché un cyclone. Cela s’aggrave d’heure en heure. Nous recevons des millions de messages de Terros qui nous proposent leur aide, et encore plus de ceux qui expriment leur terreur absolue.
— Quelqu’un est capable de gouverner dans tout ça ? demanda Ti Sandra.
— Au niveau national, la paralysie est totale. Nous n’avons pas beaucoup d’informations en ce qui concerne les alliances. Elles fonctionnent à des niveaux plus élevés, par vote des instances parlementaires des gouvernements nationaux, plus précisément. Toutes nos mouches sont devenues muettes. Il y a des procédures de recherche sur les réseaux publics et privés. Quelqu’un, à la GAEO, a autorisé le collationnement au niveau des penseurs de toutes les recherches sur certaines combinaisons de sujets. Ils ne vont pas tarder à identifier la plupart de nos sources. En dehors des réseaux publics, nous serons presque aveugles.
— Ils violent leurs propres lois, déclarai-je. Cela en dit long, déjà.
— Ils ne sont pas totalement paralysés, fit remarquer Charles. Quelqu’un continue de financer leur recherche scientifique. À la Fosse à glace, ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Parlez-leur dès que possible, comme vous pourrez, fit Ti Sandra. Que ce soit par liaison directe ou sur les canaux habituels.
— Je voudrais d’abord clarifier un point, déclara Charles. Le nombre de nos options n’est aucunement réduit. Je suis personnellement convaincu que nous pourrions accomplir tout ce qui était prévu à l’origine, sans reproduire les erreurs du voyage d’essai.
— Êtes-vous prêt à parier cinq millions de vies sur votre réussite, Mr. Franklin ? demanda Ti Sandra avec une ironie amère.
— Je ne peux pas faire ça, dit-il.
— Le feriez-vous ? insista Ti Sandra en élevant la voix.
Charles ne cilla pas.
— Je prendrais le pari, dit-il, mais Casseia me disqualifierait sans doute.
— Et pour quelle raison ?
— Parce que je suis trop proche du LQ.
— Mais c’est le penseur – le LQ – qui a commis l’erreur, n’est-ce pas ?
— Ce n’était pas une erreur.
— Je ne sais pas si la pauvre Galena Cameron partagerait votre avis, murmura Ti Sandra.
Elle fit un signe pour qu’on lui apporte un siège et s’y laissa glisser lentement sans quitter Charles un seul instant des yeux. Je l’avais déjà vue dans cette attitude de concentration, mais jamais avec une telle intensité.
— Le LQ a vu là l’occasion de remplir son office d’une manière plus approfondie, expliqua Charles. Il ne pouvait pas se douter des effets que cela aurait sur des observateurs humains. Il n’est même pas capable de nous modéliser efficacement.
— Qu’est-ce qui l’empêcherait de commettre des actes encore plus stupides ? demanda Ti Sandra.
Je vis Charles tiquer, mais il s’abstint de relever l’adjectif.
— Il a immédiatement compris qu’il ne rechercherait plus jamais de vérités, d’aucune sorte, s’il cessait d’exister.
— Je ne comprends pas ce que ça veut dire, fit Ti Sandra.
— Il a appris la peur, tout simplement.
Ti Sandra se laissa aller en arrière, le front plissé, et s’essuya les mains sur les genoux. Puis elle se leva et s’appuya sur mon épaule.
— Je comprends si peu de chose, murmura-t-elle. Mais le roi Arthur n’a jamais compris Merlin, lui non plus, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, lui dis-je.
— Nous avons tant accompli, gémit Charles. Tout le monde a un doigt dans l’engrenage, jusqu’à l’os. Mais il ne faut pas refermer la porte, pour le cas où la Terre tenterait quelque chose de désespéré.
— Tout est en place, déclarai-je. Il n’y a pas de raison de démanteler le dispositif, mais ce ne sera plus notre préoccupation première.
— Et les recherches aréologiques ? demanda Stephen. Tous les autres ballons que nous avons lancés ?
— Nous les laisserons faire leur chemin, répondis-je. Ils sont tous utiles au niveau des connaissances générales.
— Et nous ? demanda Charles, englobant ses collègues d’un geste large de la main.
— Continuez de surveiller la Fosse à glace. Je pense que Lieh devrait travailler avec vous.
— Nous sommes réduits à servir d’espions, fit Charles.
Nous regardâmes les images venues d’un endroit situé à des centaines de millions de kilomètres de nous, où hommes, femmes et arbeiters s’affairaient face à leurs propres mystères. Sur la Lune, une femme vêtue d’une combinaison protectrice noire et épaisse, ridée comme la peau d’un éléphant et destinée, peut-être, à l’abriter des radiations et du froid, s’approcha du centre de notre champ d’observation. Son image se déforma soudain et devint floue. Elle était trop près pour la nouvelle « optique » des descripteurs que les Olympiens utilisaient.
— Que savent-ils ? demandai-je.
— Beaucoup, me répondit Charles. Ils ne seraient pas là dans le cas contraire.
— Jusqu’où pourront-ils aller s’ils maîtrisent la Fosse à glace ?
— Ils pourront faire tout ce que nous faisons. À moins qu’ils n’aient poussé la théorie plus loin que nous, auquel cas ils accompliront davantage.
J’allai faire quelques pas sur un terrain plat et sablonneux, à l’écart des installations de surface de la station. J’étais censée dormir, mais l’aube était déjà là et j’avais la tête trop pleine de toutes sortes de problèmes. Je ne voulais pas prendre quelque chose pour dormir. Je l’avais trop fait ces derniers temps.
J’avais mis une combinaison pressurisée et je m’étais glissée dehors par une galerie de maintenance toute neuve, uniquement fréquentée par des arbeiters. Une fois à l’extérieur, j’avais dirigé mes pas vers une zone caillouteuse, la seule exempte d’aiguilles de lave vitreuses et traîtresses. Mes brodequins résonnaient sur le vernis glacé couleur brun orangé. De hauts nuages cristallins zébraient l’aube, réfractant des éclats d’arc-en-ciel. Il faisait très froid à cette heure-ci – moins quatre-vingts degrés Celsius à l’altitude de Kaibab – mais la combinaison était bien isolée et je me fichais du danger.
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